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quinta-feira, 13 de outubro de 2011

La villa du silence-Paul Bodier

 

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Paul Bodier

La villa du silence

Documents posthumes d’un docteur en médecine

au sujet d’un cas de réincarnation.

PRÉFACE

« Heureux celui qui a pu pénétrer les causes secrètes des choses. »

Depuis que le Spiritisme a fait sa réapparition dans le Monde, au milieu du siècle dernier, on peut affirmer qu'il a reçu la consécration de la Science, car dans tous les pays, par la voix des savants les plus autorisés, la réalité de ses phénomènes a été si souvent affirmée, que le lecteur qui voudrait s'en convaincre serait obligé de se constituer une véritable bibliothèque.

L'examen attentif de toutes ses manifestations a donné lieu à une magnifique synthèse explicative qui répond entièrement à ces hautes et mélancoliques questions que tout homme qui pense a été appelé à se poser un jour : Qui sommes-nous ? D'où venons-nous ? Où allons-nous ?

Il est tout à fait remarquable que cette nouvelle philosophie se trouve également éloignée des théories matérialistes et des enseignements dogmatiques des religions, bien qu'elle emprunte à la science ses méthodes précises et qu'elle se rencontre avec les plus hautes spéculations de l’ésotérisme de toutes les religions.

Il est donc du plus haut intérêt de faire connaître au grand public les phénomènes et les théories du Spiritisme et la méthode adoptée par l’auteur de ce charmant ouvrage est éminemment propre à les diffuser parmi la foule, en dégageant son étude de toute l'aridité et des discussions purement scientifiques.

« La Villa du Silence » est un récit passionnant qui expose, dans ses traits principaux la partie phénoménale du Spiritisme et si l'affabulation appartient en propice à l'auteur, les épisodes sont cependant d'une rigoureuse exactitude, car ils sont, en quelque sorte, calqués sur les expériences les plus sévèrement contrôlées.

Ce n'est pas d'ailleurs la première fois que ce que l'on appelle à tort « le merveilleux » a été utilisé dans la littérature. Au siècle dernier, les écrivains les plus illustres, n'ont pas dédaigné d'y avoir recours. Le grand Balzac dans Louis Lambert et Séraphitus et Séraphita nous a fait connaître les théories swedenborgiennes. Dans Ursule Mirouet, il ne craint pas de faire apparaître l'ombre du vieux docteur qui vient consoler sa pupille en butte aux machinations d'une famille jalouse.

Le prodigieux génie dramatique d'Alexandre Dumas père, dans Joseph Balsamo nous fait assister à des scènes de magnétisme des plus variées et même dans La Comtesse de Charny à ce qu'on appellerait aujourd'hui une apparition télépathique, lorsque le fils d'André de Taverny voit, dans la forêt de Villers-Cotteret, le fantôme de sa mère. Enfin dans le Vicomte de Bragelonne, Athos mourant perçoit l'âme de son fils, blessé mortellement sur la côte africaine, et le dégagement de son corps monter dans l'espace.

Tous ces phénomènes ont une réalité si indiscutablement établie aujourd'hui, que des écrivains comme Mme Paul Grendel, le docteur Wylm, Rudyar Kipling les ont utilisés dans des publications récentes qui ont obtenu un véritable succès.

Je suis absolument persuadé que La Villa du Silence charmera les lecteurs, car, à l'intérêt passionnant du récit, à la gradation savamment ménagée des épisodes s'ajoutent des discussions bien conduites qui mettent en relief l'importance philosophique de chacun de ces événements et il en résulte une vue d'ensemble de la doctrine spirite, tout particulièrement de l'enseignement des vies successives, qui se gravera dans la mémoire de tous les lecteurs.

Le style est prenant, poétique, toujours entraînant et l'on ne sent pas le travail de l'auteur qui a dû, cependant, être considérable, pour arriver à donner à son oeuvre un tel caractère de réalité.

Remercions donc M. Paul Bodier de la noble tâche qu'il a entreprise et souhaitons que le grand public goûte le charme de cet ouvrage en lui faisant tout le succès qu'il mérite si bien, car un tel livre est à la fois une belle oeuvre et une bonne action.

Gabriel DELANNE, Président de l'Union spirite de France.

AVANT-PROPOS

Le 8 mai 1910, je recevais un bref télégramme ainsi conçu : Docteur Gilles Bodin, mourant, vous demande immédiatement.

Je fus un peu surpris de recevoir ce télégramme, car aucun lien de parenté ne me liait à la personne que l'on me disait mourante.

Le docteur Gilles Bodin était un vieil ami de ma famille, et je n'avais, jusqu'à ce jour, entretenu avec lui que de banales relations : une carte envoyée chaque année au moment du jour de l'an, une courte visite que je lui rendais lorsque par hasard j'allais à Tours, ma ville natale, où le docteur habitait et où il avait exercé la médecine pendant près de cinquante ans.

Depuis quelque temps déjà, le docteur Gilles Bodin, très âgé, il avait quatre-vingts ans, n'exerçait pour ainsi dire plus son art, et il s'était retiré dans une petite maison tout près de la gare de Tours.

Les liens d'amitié qui m'unissaient à lui, ne justifiaient pas à mes yeux l'envoi du télégramme ci-dessus, néanmoins par déférence pour le digne vieillard, je crus devoir répondre à l'appel qui m'était fait.

Sans retard, je pris le train le plus rapide, et moins de cinq heures après mon départ de Paris, j'étais rendu au domicile du vieux docteur.

Tout de suite je fus introduit dans la chambre du moribond, dont les forces et l'intelligence parurent se ranimer subitement à ma vue.

Sur un signe de lui, la garde-malade qui se trouvait près du lit se retira, et je demeurai seul en tête-à-tête avec le malade.

« Mon cher enfant, me dit-il d'une voix basse, haletante, je suis très satisfait de vous voir répondre avec tant d'empressement à mon appel. Je n'ai plus que quelques heures à vivre et j'avais peur de ne pouvoir vous donner de vive voix quelques explications au sujet d'un objet que je veux vous remettre. Veuillez ouvrir la bibliothèque qui est là près de vous ; sur la première planche en haut se trouve un petit paquet, prenez-le, il vous est destiné. »

Immédiatement, sans répondre, j'obéis au vieillard, j'ouvris le meuble, et je trouvai en effet le petit paquet indiqué.

« Maintenant, continua le mourant, venez vous asseoir tout près de moi et écoutez !

Ce que je vous remets aujourd'hui, est un manuscrit entièrement écrit de ma main; le récit qu'il comporte relate la plus singulière et la plus extraordinaire aventure qu'un être humain puisse concevoir. Vous ferez de ce récit ce que vous jugerez bon ; je vous laisse le soin de mettre de l'ordre dans les notes ajoutées de ci, de là, de rectifier même certaines phrases si vous vous décidez à le publier un jour, et je crois que vous vous déciderez à le faire, non pas que ce travail soit une oeuvre littéraire impeccable, mais parce que cela deviendra nécessaire.

Je vous ai légué par testament, un petit, cadeau pour vous indemniser du dérangement que je vous cause présentement ; je n'ai qu'une très modeste fortune que je laisse à mes héritiers directs, mais je vous ai réservé à vous le don de ce manuscrit, bien plus précieux que tout l'argent que je pourrais vous offrir, car vous seul êtes à même de le comprendre et de l'utiliser. »

A cet instant, une crise violente suffoqua le mourant, et je dus rappeler la garde-malade.

Malgré les soins qu'elle et moi nous prodiguâmes au docteur Gilles Bodin, celui-ci ne reprit point connaissance, et une heure après il expirait dans nos bras.

Respectueux des dernières volontés de mon vieil ami, c'est ce manuscrit que je livre aujourd'hui au public, lequel doit à son tour prendre connaissance de l'étonnante histoire, et qui jugera en toute indépendance après avoir lu, car le récit qui va suivre est un fragment de l'éternel poème de la Nature traduit dans une langue humaine ; il annonce la victoire de la lumière, de la chaleur, de la beauté sur tout ce qui est laid, sombre et glacé.

Paul BODIER.

PREMIÈRE PARTIE

CHAPITRE PREMIER

S'il est un petit coin de la France où l'on respire un air pur dans des plaines verdoyantes arrosées par une jolie rivière, c'est sans contredit la coquette vallée du Loir, et le voyageur qui pendant les mois d'été, suit le cours de la rivière paisible, regrette de ne pouvoir déterminer, entre les deux rives, celle où il aimerait à fixer sa demeure.

En effet, lorsqu'on accompagne le flot limpide du cours d'eau qui serpente lentement, les regards charmés se perdent dans les riants détails des rives enchantées.

Là, ce sont de frais vallons avec de coquettes habitations qu'entourent les bosquets fleuris; un peu plus loin des coteaux couverts de vignes ou plantés d'arbres fruitiers, de vieux murs couverts de plantes grimpantes, des jardins proprets et bien dessinés, avec des habitations élégantes qui complètent le décor féerique et joyeux qui les entoure.

Plus loin, surgissent d'antiques donjons en ruines qui rappellent au passant l'ancienneté du pays et de ses monuments, en même temps que la fécondité d'une terre où se sont groupées pour vivre, grandir et mourir, dans la paix heureuse du travail, des générations successives d'habitants industrieux.

Tous ceux qui ont parcouru la vallée du Loir en ont emporté les plus douces impressions et beaucoup de personnes que j'ai connues y sont venues chercher, pour leurs vieux jours, la retraite qu'elles avaient rêvée au passage.

C'est à proximité de cette gentille vallée, un peu au-dessus de la petite ville de Château-du-Loir, que j'avais coutume d'aller chaque année, chez mes grands-parents, passer le temps de mes vacances d'étudiant tapageur et parfois peu sérieux.

Or, cette année-là, en 1855, j'avais vingt-cinq ans : je venais d’être reçu docteur en médecine de la Faculté de Paris, et j'étais un peu fier de mon diplôme, à image où l'avenir, les projets, ne sont encore que des mots vagues que l'on sait mal définir, et qui sont toujours dominés par des rêves imprécis, mais puissamment dorés par la vivacité de notre imagination, rêves qui bien souvent ne se réalisent jamais, et dont le souvenir léger se perd, un peu plus tard, comme une fumée fugitive dans l'azur du ciel bleu.

Depuis une dizaine d'années que je venais régulièrement passer les mois d'août et de septembre, dans ce coin exquis, juste sur la lisière du Maine et de la Touraine, où grand-père vivait paisiblement de ses revenus, le digne homme avait su me faire partager ses goûts pour l’équitation (à ce moment-là, la bicyclette n'était pas encore inventée), et grâce à ses leçons, j'étais devenu, sinon un écuyer émérite, du moins un cavalier très passable, susceptible même de faire bonne figure sur un cheval un peu fougueux. Il y avait toujours deux chevaux à l'écurie, un pour grand-père, un pour moi, et souvent nous allions ainsi de compagnie, chevauchant sur les routes qui n'étaient pas encore troublées, à cette époque, par le fracas sourd des automobiles lancées à des vitesses vertigineuses ; chemin faisant nous devisions gaiement des choses aimables qui frappaient nos yeux.

Ah ! Les belles promenades que nous fîmes ainsi, les coquets villages que nous visitâmes : Château-du-Loir, Marçon, Chahaignes, et tout près, à deux kilomètres de ce dernier pays, la belle forêt de Jupilles, embellie par la civilisation, avec ses allées spacieuses et percées dans tous les sens, un véritable bois de Boulogne dans ce coin du Maine, mais plus pittoresque, plus sauvage et moins bruyant, quoique dans la belle saison la forêt fût le rendez-vous préféré des jeunes gens en partie de plaisir et des familles en fête. C'était une forêt très hospitalière, elle avait des sourires et des caresses pour tous. Sous les pieds des jeunes filles, elle déployait ses larges pelouses épaisses comme des tapis d'Orient, où l'on pouvait festiner et danser. Elle ouvrait ses clairières aux repas champêtres, elle prêtait ses arbres aux escarpolettes, l'ombre de ses chênes aux siestes paresseuses, ses sentiers perdus aux confidences, ses buissons sans épines aux rires fous de la jeunesse.

Parfois nous délaissions la forêt et ses environs pour pousser ne pointe tout à l'opposé, sur le territoire tourangeau, peut-être encore plus joli, plus coquet, et nous nous arrêtions toujours dans quelque auberge villageoise pour déguster le vin clairet qu'on nous servait dans un grand pichet de grès.

Lorsque grand-père était un peu fatigué, il me laissait aller seul, et je me plaisais alors à refaire les chevauchées sur les chemins déjà parcourus, à chercher dans ma mémoire le nom de chaque propriété que j'entrevoyais, à cataloguer en quelque sorte les habitations nombreuses et charmantes, dont grand-père m'avait appris le nom des heureux propriétaires.

Or, un matin que j'étais ainsi parti à l'aventure, je poussai mon cheval dans un petit sentier privé qui aboutissait à la grille d'une propriété que l’on entrevoyait vaguement du bord de la route.

Bien des fois déjà, j'avais pédestrement parcouru ce sentier et m'étais approché de cette grille en fer forgé que j'avais toujours trouvée fermée. De la maison assez coquette, avec ses colonnettes de marbre qui lui donnaient un vague air de petit temple grec, ou de petit château, ne s'échappait jamais aucun bruit, et les volets tirés des fenêtres semblaient indiquer que l'habitation était délaissée.

Jamais, en effet, à aucun de mes passages, je n'avais aperçu un être humain dans les allées du jardin, où l'herbe envahissante avait poussé, et un jour que j'avais interrogé mon grand-père, sa réponse avait été laconique : « C'est la villa du Silence, avait-il dit, et je ne connais point le propriétaire de cette étrange maison, peut-être même est-il inconnu de tous dans le pays, car depuis très longtemps la propriété est laissée à l'abandon, et les gens de par ici se sont habitués à la désigner sous le nom de la Villa du Silence, puisque en tout temps on la trouve hermétiquement close. »

Je ne sais quelle curiosité me poussait ce matin-là vers ce castel silencieux, mais il me semblait qu'une force inconnue, indépendante de ma volonté, m'incitait à chercher quelque chose, quelque indice pour m'aider à pénétrer le mystère de cet abandon.

Arrivé près de la grille, je sautai de cheval et j'attachai l'animal à l'un des barreaux, puis sans réfléchir et comme si quelqu'un devait venir m’ouvrir, je saisis un fil de fer qui correspondait à une cloche que j'apercevais derrière la grille, tout en haut.

Je tirai légèrement d'abord, puis plus fort, et ensuite très violemment avant de pouvoir faire vibrer la cloche qu'une liane de plante grimpante avait retenue prisonnière.

A mon dernier effort, le battant fit rendre au bronze un son profond, sourd, presque sinistre, qui se répercuta comme un écho dans les profondeurs du jardin.

Un frisson passa dans tout mon être, il me sembla avoir éveillé maladroitement et inutilement une vieille chose endormie, et je m'en sentis mal à l'aise. Au-dessus de ma tète un merle moqueur, caché dans le feuillage épais d'un grand arbre, répondit, en sifflant ironiquement, au son de la cloche dont la dernière vibration venait de s'éteindre.

Comme de bien entendu, personne ne vint à mon appel, et je me pris à sourire de ce que je finissais par considérer comme un enfantillage de ma part. Pourtant ma curiosité n'était pas encore satisfaite, et laissant mon cheval attaché à la grille, je longeai la muraille qui entourait le jardin.

Je m'aperçus alors que la propriété devait avoir une grande étendue, les murs qui l'entouraient, s'allongeaient toujours, encore ; le terrain qui se trouvait derrière l'habitation devait être un parc considérable, ou plutôt une sorte de bois, dont je n'entrevoyais que le sommet des arbres serrés et entremêlés, mais dont je devinais les bases perdues dans des fouillis inextricables de verdure.

Ma curiosité s'aiguisait, le mur que je longeais ne me paraissait pas très haut, et une envie folle me vint à l'esprit, celle de pénétrer dans cette propriété pour la parcourir en tous sens. En somme, je ne risquais rien, et je m'excusais à mes propres yeux de ma curiosité.

Sans réfléchir plus longuement, je grimpai sur une borne appuyée au mur, et d'un bond agile je fus sur la crête. J'eus encore une hésitation qui ne dura qu'une seconde, et haussant les épaules à la pensée que je faisais mal, je me laissai choir dans l'herbe épaisse du parc

Car c'était bien un parc, mais un parc dont les allées étaient à peine visibles. La végétation active et laissée libre avait tout envahi, l'herbe était haute, épaisse; les parterres, jadis élégamment dessinés, avaient perdu leurs formes géométriques et étaient recouverts de plantes dont les tiges folles et poussées en tous sens s'entremêlaient dans un désordre extrême.

De ci, de là, on apercevait quelques marbres, et je découvris une petite source qui venait sourdre et murmurer au pied d'une statue d'Amphitrite, que le temps avait presque entièrement recouverte de mousse.

Je regardais autour de moi le fouillis des plantes, dont les lianes enchevêtrées formaient en certains endroits d'inextricables fourrés, à tel point que leurs masses compactes m'empêchaient de voir convenablement la maison, pourtant peu éloignée de l'endroit où je me trouvais. Une curiosité de plus en plus grande me poussait vers la demeure et en approchant je constatai que les fenêtres qui donnaient sur le jardin n'avaient point leurs persiennes closes comme celles de la façade.

Toujours sans réfléchir, je m'avançai jusqu'à la porte de la maison, et d'un geste très naturel j'essayai de l'ouvrir, m'attendent du reste à la trouver fermée.

A ma grande surprise, elle s'ouvrit, et en faisant encore un pas en avant, je me trouvai dans une vaste pièce qui me parut assez encombrée.

Une couche épaisse de poussière avait recouvert tous les objets, et je faillis être suffoqué en pénétrant dans cette chambre dont l'air était presque irrespirable.

Je me précipitai vers la fenêtre que j'ouvris sans effort et je me tins un moment dans l'embrasure pour mieux respirer. Au bout de quelques minutes je pus poursuivre mon examen et je reconnus que la chambre où je me trouvais était une sorte de cabinet de travail.

Un énorme bureau en chêne sculpté se trouvait au milieu avec devant un fauteuil, et un peu sur le côté des chaises très luxueuses, car autant que la couche de poussière pouvait me le permettre, je devinais des meubles artistiquement travaillés. Derrière le fauteuil, une magnifique bibliothèque laissait voir ses rayons chargés de livres.

Toujours poussé par une force inconsciente et comme si vraiment j'avais été chargé d'inventorier tout ce qui était autour de moi, j'ouvris la bibliothèque, et pris un livre au hasard sur l'un des rayons, mais au moment où j'allais lire, j'entendis derrière moi un petit rire semblable à un bruit de crécelle, et je me retournai si brusquement que je laissai choir le livre que je tenais à la main, ce qui produisit pendant quelques secondes un nuage de poussière tout à fait désagréable.

Mais cela m'importait peu à ce moment-là, car à ma grande stupéfaction je voyais devant moi un petit vieillard d'une soixantaine d'années qui me regardait en faisant toujours entendre ce rire étrange qui m'avait fait retourner si vivement.

Tout de suite le ridicule de ma situation m'apparut et, rouge de confusion, je m'écriai :

— Veuillez, Monsieur, excuser la sottise d'un homme qui s'est introduit dans votre demeure. Je suis le docteur Gilles Bodin, et vous pouvez être assuré que je n’ai point de mauvaises intentions. Une curiosité inexplicable m'a seulement poussé à venir en ces lieux, croyant, je l'avoue, n'y rencontrer personne, puisque je pensais que la maison était inhabitée.

— Elle l'est en effet, vous ne vous trompez point, me répondit le petit vieillard, avec une voix aigre comme son rire.

— Oui, mais en tous cas, j'ignorais que le propriétaire y vînt quelquefois, et je tiens à lui exprimer tous mes regrets de m'être conduit aussi sottement avec lui.

Mon interlocuteur fit entendre à nouveau son rire en esquissant un geste ironique.

— Bah ! Le mal n'est pas grand, vous êtes tout excusé, et puisqu'il en est ainsi, prenez donc la peine de vous asseoir, nous allons, si vous le voulez bien causer un peu.

Et très vif, le petit vieillard secouait la poussière de l'une des chaises, puis, gracieusement l'avançait près de moi, tandis que lui-même allait prendre place dans le fauteuil devant le bureau.

Interloqué, confus, j'obéis et me laissai tomber plutôt que je ne m'assis sur la chaise qui m'était ainsi offerte.

A ce moment seulement, je remarquai le bizarre accoutrement du personnage.

C'est qu'en effet, il était vêtu comme l'étaient les seigneurs du milieu du XVIIIe siècle : culotte courte, bas de soie, habit en rapport avec la culotte, en un mot j'avais devant mes yeux un homme qui me paraissait avoir survécu à son époque, et j'eus un geste qui trahit ma surprise.

À nouveau le petit vieillard fit entendre son rire aigu et aigrelet qui, je ne sais pourquoi m'impressionnait désagréablement, puis il me dit :

— Vous regardez mon accoutrement, il n'est plus de mode hein !... Mon habit et ma culotte courte vous étonnent. Que voulez-vous, de mon temps, on s'habillait autrement que maintenant, voilà tout.

Je levai les yeux, subitement effaré.

— De votre temps ? Balbutiai-je.

— Eh ! Oui, cher Monsieur, de mon temps, c'est-à-dire quand j'étais jeune, quand j'avais votre âge, vingt-cinq ans, en 1755, voilà exactement cent ans, puisque, si je ne me trompe, nous sommes maintenant en 1855.

D'un bond, je fus debout, et, je me levai si brutalement que je renversai la chaise sur laquelle j'étais assis.

— Voyons, voyons, continua le singulier personnage, toujours très calme, je vous en prie, laissez-moi continuer, vous aurez bien sujet de vous étonner davantage lorsque vous saurez…

— Quand je saurai... répétai-je comme un écho, et de plus en plus abasourdi.

— Dame, n'êtes-vous pas curieux, vous me l'avez avoué tout à l'heure, eh ! bien je vous assure que votre curiosité va pouvoir se satisfaire ; allons, relevez votre siège, asseyez-vous et continuez à m'écouter.

A ces paroles, je sentis une colère sourde monter en moi, et véhémentement je m'écriai :

—- Vous vous moquez, Monsieur. Peut-être voulez-vous me punir d'avoir osé pénétrer ici, et vous prenez plaisir à vous jouer de moi. Oseriez-vous prétendre que vous étiez vivant, il y a un siècle, en 1755.

— Comme j'ai l'honneur de vous le dire, c'est, je vous le jure, l'exacte vérité, et je vous répète qu'à cette époque, j'avais votre âge vingt-cinq ans, étant né le 1er mai 1730.

A nouveau j'eus un haut-le-corps.

— Je vous en prie, Monsieur, cessez cette mauvaise plaisanterie, je ne suis pas un enfant, et il est inutile de pousser la farce plus loin; nous n'avez pas, vous ne pouvez avoir 125 ans, et du reste, si vous étiez arrivé à cet âge extraordinaire, vous seriez plus courbé, plus cassé que vous ne le paraissez.

— Mon Dieu ! cher Monsieur, je ne veux point me disputer, voire discuter avec vous aujourd'hui, je me réserve de vous convaincre un peu plus tard, car nous allons nous revoir. Demain, faites-moi le plaisir de revenir ici à pareille heure, j'y viendrai moi-même et nous causerons plus longuement.

La manière dont je vais prendre congé de votre obstinée personne, vous surprendra certainement autant et plus que tout ce que je viens de vous dire, et sera pour vous matière à réflexion. La nuit vous portera conseil, mais avant de nous séparer, je vais vous rendre un petit service. Vous avez escaladé le mur pour venir jusqu'ici et vous avez déchiré votre habit, à gauche près du coude ; inutile de recommencer pareille gymnastique ; vous avez beau être agile, il vaut mieux que vous preniez un chemin moins dangereux, sortez donc tout simplement par la grille devant la maison, vous n'aurez qu'à tirer le verrou qui la ferme de l'intérieur. Peut-être aurez-vous quelque peine à le faire jouer, car les injures du temps l'ont fortement rouillé, mais je pense que vous en viendrez à bout, et demain, lorsque vous reviendrez, vous appuierez simplement le doigt sur une sorte de gros bouton, placé à droite, près de la poignée de fer, la grille s'ouvrira, de même que tout à l'heure le verrou se replacera en même temps que vous fermerez la porte. C'est un mécanisme secret, un joli travail, Monsieur, fait par un ouvrier du siècle dernier. Allons ! Bonsoir et à demain sans faute.

J'allais répondre au singulier personnage, quand à ma grande stupéfaction je m'aperçus qu'il n'était plus devant mes yeux. Il avait disparu instantanément. Je regardai autour de moi, j'étais bien seul dans la chambre. Pendant quelques secondes, je crus que mon cerveau allait éclater, tellement j'étais stupéfait, puis reprenant un peu possession de moi-même, je me précipitai vers la porte et je scrutai les alentours, sûr pourtant que mon interlocuteur n'avait pu fuir si rapidement.

Là, comme dans la chambre, je ne vis rien, et bouleversé, ne sachant quoi penser je me dirigeai machinalement vers la grille pour fuir au plus vite.

Arrivé près de cette grille, je me rappelai les renseignements qui m'avaient été donnés, le verrou existait bien, et je le fis jouer sans effort. La porte s'ouvrit et je me retrouvai presque aussitôt de l'autre côté de la grille que j'attirai violemment sur moi. J'entendis un petit bruit sec, ce qui m'indiqua que le verrou reprenait sa place.

Toujours curieux pourtant, je me hasardai à appuyer mon doigt à l'endroit indiqué, du premier coup d'oeil j'avais aperçu le bouton.

Sous la pression, j'entendis à nouveau un bruit sec, et la grille se rouvrit. Je la refermai aussitôt et détachant mon cheval qui piaffait, je sautai en selle. L'animal piqué par mes éperons, partit ventre à terre. Une minute après j'avais regagné la grande route et je laissai courir la bête, qui dans un galop fou me ramena jusqu'à la maison de mes grands-parents.


CHAPITRE II

Comment dépeindre ce qui se passa en moi après une aussi étrange aventure.

En effet, représentez-vous un docteur en médecine qui se trouve être en proie à des hallucinations aussi bizarres que celles dont je croyais être la victime.

Car il me faut avouer que je croyais à l’hallucination. Mes études médicales m’avaient du reste appris qu’une certaine catégorie de malades ont des hallucinations auditives et visuelles, et je m’assimilais déjà à certains de ces névrosés que j’avais eu l’occasion d’examiner à différentes reprises lors de mon internat médical.

Toutefois, tout mon être se révoltait à la pensée que je pouvais être atteint d’une maladie mentale. Il me semblait, au contraire que toutes mes facultés étaient parfaitement équilibrées. Je n’avais jamais été nerveux, ni fait aucun abus et je n’étais, d'autre part, aucunement superstitieux, par conséquent rien chez moi ne semblait me prédisposer aux maladies de ce genre.

Et puis quelque chose me déroutait. J’étais bien ressorti de la villa en ouvrant et refermant la grille de la façon qui m'avait été indiquée, de cela j'étais sûr, et il ne pouvait y avoir place pour aucune hallucination.

D'autre part, je ne m'étais pas aperçu tout de suite de l'accroc fait à mon veston en franchissant le mur, et je me souvenais parfaitement qu'il m'avait été signalé par le petit vieillard.

Etait-ce bien là une hallucination ?... Non, puisque l'accroc existait.

Mais si je n'avais pas eu d'hallucination, comment expliquer la disparition subite de mon interlocuteur ?..

J'avais beau me torturer l'esprit, la solution de l'énigme ne m'apparaissait que sous la forme hallucinatoire, et je sentais une inquiétude grandir en moi, en pensant à ce qui pouvait m'advenir.

Allais-je être sujet à un délire d'interprétation et voir surgir à chaque instant devant moi des spectres ridicules, grotesques, hideux ou bouffons qui s'acharneraient après moi et me tourmenteraient, ou bien n'allais-je pas entendre des voix murmurer à mes oreilles les propos les plus étranges et les plus fous.

Quelle perspective pour un docteur en médecine !...

Pourtant je me rassurais un peu en raisonnant froidement, car j'arrivais à ne constater en moi aucun trouble, aucun symptôme de mal quelconque. Je n'avais point de fièvre, point de céphalée, mon pouls était régulier, bien frappé, tout en moi paraissait parfaitement normal.

Je me plantai devant une glace, je m'examinai, je me trouvai un visage comme de coutume. J'avais l'épidémie coloré, aucune trace de fatigue n'aurait pu être décelée, et je ne lisais au fond de mes yeux qu'un peu d'étonnement qui m'apparaissait même un peu ridicule.

Je me mis à sourire, je haussai les épaules; la glace qui reflétait mon image, me renvoya mon sourire et mon geste, et je sentis à ce spectacle un peu grotesque en lui-même, une gaîté folle me gagner. Je me mis à rire aux éclats.

Mais soudain je m'arrêtai net, tremblant. Une pensée rapide comme l'éclair, venait de me traverser l'esprit.

Cet examen ridicule auquel je me livrais depuis plusieurs minutes, n'était-il pas l'indice d'un état d'esprit tout à fait spécial, tout à fait inquiétant, et n'était-il pas le signe prémonitoire d'une crise fatale à bref délai ?...

Quelle situation mon Dieu ! Et accablé je me laissai choir sur une chaise.

Je n'y restai que quelques secondes, je me redressai soudain et me précipitai vers la porte ; j'effectuai ma sortie si brutalement que je faillis jeter par terre ma digne grand-mère qui rentrait à ce moment.

— Eh bien ! Gilles, deviens-tu fou par hasard, tu marches sans même regarder devant toi ? s'écria la brave femme.

Je me précipitai vers grand-mère en m'excusant et j'embrassai la pauvre vieille qui me souriait tout en continuant à me taquiner.

— Ma parole, petiot, tu avais l'air d'un fou à l'instant !

J'avais l'air d'un fou, ainsi grand-mère traduisait en riant, ce que j'appréhendais.

Sans laisser supposer mon inquiétude, je feignis aussitôt une grande hilarité et je répondis :

— Oh ! Grand-mère, fou !... non, non, heureusement, ce n'est qu'un peu d'inattention.

Et au fond de moi-même je pensais : « La pauvre femme dit la vérité, je deviens fou. »

Mais encore une fois mon raisonnement triompha de cette pensée.

Est-ce qu'un fou raisonne sa folie, est-ce qu'il analyse toutes ses sensations comme l'homme sain ?... Or, il n'y avait pas de doutes à cet égard, j'analysais parfaitement les miennes, et pour m'en convaincre je fis sur-le-champ un petit essai, afin de constater si ma mémoire n'était pas en défaut.

Le signe caractéristique de certaines folies est bien souvent la disparition partielle ou entière de la mémoire, et mentalement je m'astreignis à mettre la mienne à contribution pour certaines choses concernant mon art.

Ma lucidité m'apparut parfaite ; non seulement ma mémoire n'eut pas une défaillance, mais il me parut, au contraire, qu'elle n'avait jamais été si nette.

Devant un pareil résultat je restai confondu et encore une fois je haussai les épaules ; fou !.. Allons donc, non, j'étais bien en possession de tous mes moyens, ma santé était excellente, aucun mal étrange ne se développait en moi, le parti le plus sage était de tirer le plus tôt possible mon aventure au clair.

Je réfléchis longuement et je me souvins que j'avais aperçu dans le parc, à gauche de la villa, des bâtiments qui semblaient être des communs, lesquels devaient probablement servir à loger la domesticité. A n'en pas douter, c'était un domestique, peut-être l'unique gardien de la propriété, qui m'avait joué ce vilain tour et s'était fait passer à mes yeux pour un homme du siècle passé.

Cette explication, plutôt simplette, me satisfit cependant, et je n'eus à aucun moment l'idée de réfléchir à la vie du mystérieux gardien dans cette propriété abandonnée. De même qu'un noyé s'accroche désespérément à ce qu'il trouve sous sa main, mon esprit acceptait la première idée qui s'imposait à lui, et en même temps que j'essayais de me convaincre de la valeur absolue de cette interprétation, je résolus de me venger du mystificateur et de déjouer sa ruse et son habileté.

Sa disparition subite alors qu'il me causait, me semblait tout simplement un truc bien imaginé et je haussai les épaules, plein de dédain pour moi-même, qui m'étais laissé prendre à quelque piège grossier.

On m'avait dit de revenir le lendemain. Eh bien ! J’y retournerais, et cette fois, j'espérais tirer au clair tout ce qui me semblait obscur. Tout de suite la confiance en moi me revint pleine et entière et ce fut le sourire aux lèvres, gai comme il m'arrivait peu souvent de l'être, que je terminai la journée en me promenant dans la campagne ensoleillée.

CHAPITRE III

Ce lendemain, qui était un jeudi, aussitôt le déjeuner, je m'acheminai seul et à pied vers la propriété, afin d'être exact au rendez-vous qui m'avait été assigné.

Et chemin faisant, je me frottai les mains, riant sous cape à l'idée de ce que j'allais faire.

L'air était lourd, la chaleur suffocante, mais j'allais d'un pas léger m'inquiétant peu de la température, impatient d'être arrivé.

En moins d'une demi-heure je fus rendu et rapidement, comme si j'étais déjà venu bien des fois, j'ouvris la grille en faisant jouer le mécanisme secret et me dirigeai vers la chambre donnant sur le jardin dans laquelle avait eu lieu l'entrevue de la veille.

Sans difficulté j'entrai dans la pièce et du premier coup d'oeil je constatai que rien n'y avait été déplacé. La fenêtre était restée ouverte, le livre que j'avais pris dans la bibliothèque et que j'avais laissé choir était toujours là, sur le plancher, au milieu de la poussière, ses pages ouvertes, et je me baissai pour le ramasser.

Instinctivement mon oeil s'arrêta sur ces pages, et je reconnus que le livre était une histoire de la vie de Jeanne d'Arc. Machinalement je lus les premiers mots en haut d'une page : « Jeanne entendait des voix…»

Je m'arrêtai, un sentiment de crainte inexplicable m'envahit subitement, et ce ne fut que par un violent effort de ma volonté que je parvins à me ressaisir complètement. Je fermai le livre que je plaçai sur le bureau, puis je reculai la chaise sur laquelle je m'étais assis la veille et la plaçai, tout près du mur, face à la porte, à côté de la fenêtre toujours ouverte, de telle façon qu'en m'asseyant à cet endroit je pouvais surveiller l’une comme l'autre.

Il était en effet impossible d'arriver par l'une des deux ouvertures sans que je le constate, mais je ne m’en tins pas là.

Très posément, très méthodiquement j'inspectai autour de moi, je frappai sur les murs pour voir s'ils ne sonnaient pas le creux et si aucune issue ne pouvait y être cachée. Le mécanisme secret de la grille me portait à croire qu'il pouvait en exister d'autres, et je tenais à éviter toute surprise.

Après quelques minutes, je fus convaincu que rien dans la chambre ne laissait supposer qu'une disposition spéciale pût cacher la moindre ouverture.

Entièrement satisfait de mon examen, je vins m'asseoir sur la chaise et les yeux fixés sur la fenêtre et la porte, en face de moi, j'attendis.

Oh ! Je n'attendis pas longtemps, deux minutes, trois, peut-être, et soudain j'entendis à côté de moi, à droite, le petit rire aigrelet qui la veille m'avait désagréablement impressionné.

Je tournai les yeux et me levai brusquement en apercevant le même personnage avec lequel j'avais déjà conversé.

Il me contemplait avec un air railleur, et ses petits yeux clignotaient, tandis que sa main droite posée sur son abdomen semblait vouloir retenir un accès de fou rire prêt à éclater.

J'étais tellement saisi que je demeurais sans voix. Je voulais parler, mais aucun son ne sortait de ma bouche, cependant que le personnage me regardait toujours.

Enfin, après un dernier effort, je parvins à articuler quelques mots.

— Vous me voyez, Monsieur, bien surpris, mais par où êtes-vous entré dans cette chambre ?...

— Je ne suis pas entré, je suis venu, répondit le petit vieillard en cessant de rire.

Cette réponse plutôt ambiguë ne me satisfit point.

— Oui, mais enfin, comment êtes-vous venu ? fis-je un peu agacé, tout en reprenant quelque sang-froid.

— Oh ! Évidemment, je ne suis pas arrivé comme vous ; je n'ai point passé par cette porte, encore moins par la fenêtre, je suis venu voilà tout.

A cette nouvelle réponse je me sentis devenir agressif.

— Ecoutez, Monsieur, il est je crois tout à fait inutile de poursuivre un entretien sur ce ton. La plaisanterie a des bornes et je vous serais reconnaissant de ne pas la pousser plus loin.

— Je ne plaisante nullement. Si vous voulez bien calmer votre nervosité, je vous donnerai des explications qui j'espère vous convaincront que je ne suis nullement un farceur. Prenez donc la peine de vous asseoir, car je vais avoir un long entretien avec vous.

Médusé par le ton très sérieux du vieillard, je ne répondis rien et me laissai tomber sur une chaise, tandis que lui-même s'asseyait dans le fauteuil où il avait pris place la veille.

Pendant quelques secondes nous demeurâmes silencieux, nous examinant l'un l'autre.

— Avez-vous réfléchi depuis hier ? Me demanda tout à coup le personnage.

— Peu, je vous l'avoue et votre arrivée incompréhensible de tout à l'heure me plonge dans la plus profonde stupéfaction.

— Eh bien ! Aujourd’hui je vous répète ce que je vous ai dit hier. Je dois, d'autre, part vous informer que malgré la date de ma naissance, je ne suis cependant pas âgé de cent vingt cinq ans, mathématiquement et humainement parlant. Ma vie s'est terminée à soixante-cinq ans. Né le 1er mai 1730, je suis mort juste le jour anniversaire de ma naissance, le 1er mai 1795.

J'eus un sursaut, mais un geste du vieillard me calma.

— Oui, cher Monsieur, je répète, je suis mort en 1795. Croyez-vous par hasard que le phénomène de la mort qui nous arrache de la planète Terre où vous vivez, tue à jamais la vie de l'esprit.

Comme presque tous les humains, vous croyez, il est vrai, à l'immortalité de l'âme, mais par suite d'un raisonnement pitoyable, vous êtes dans l'impossibilité de pouvoir expliquer la synthèse de cette âme avec votre corps. Vous ignorez tout de la vie de l'âme, quels en sont les phénomènes, et quelles sont les conséquences qui en découlent.

Avant de vous instruire sur ce point, je dois commencer par vous faire le récit de mon existence, vous dire qui je suis, remonter jusqu'à ma naissance, fouiller la vie de mes ancêtres, et lorsque j'aurai terminé cet exposé, je compléterai par quelques renseignements qui vous permettront de comprendre pourquoi je suis ici devant vos yeux, pourquoi je parais un être humain comme vous, un peu archaïque pour votre époque, mais en somme parfaitement vivant, ainsi que je le prouverai.

Sur cette affirmation, je me mis à ricaner.

— Vous ne pouvez être à la fois vivant et mort ?

— Eh ! Eh ! Cela dépend comme on l'entend. Je suis bien mort, si vous entendez par là que j'ai quitté la planète Terre, et je suis bien j vivant, puisque je jouis de ma vie spirituelle en dehors des milieux que vous connaissez, mais encore une fois, je vous donnerai l'explication de cette subtilité un peu plus tard, laissez-moi vous raconter toute mon histoire.

Je jetai un regard vers la fenêtre toute grande ouverte, par laquelle on apercevait le parc abandonné et tout noyé dans la verdure des parterres qui se confondait presque avec les longues feuilles des branches d'arbres un peu inclinées vers le sol, et une seconde je songeai à fuir, mais après m'être levé et avoir esquissé un geste désolé et plein d'impuissance, je retombai sur ma chaise, médusé par l'énigmatique vieillard qui s'était remis à rire de ce petit rire aigu qui me faisait passer un frisson dans tout mon être, et je le laissai entamer son récit.

— Comme je vous l'ai déjà dit, reprit le vieillard, je suis né le 1er mai 1730, et je suis le descendant d'une des plus vieilles familles nobles de Touraine.

Mon père avait les plus hautes relations à la cour du roi de France, il était l'ami intime du cardinal Fleury qui avait été nommé premier ministre en 1726. Cette intimité lui valut du reste d'être chargé, en diverses circonstances, de fonctions très importantes, entre autres de représenter la France au traité de Vienne, en 1738, traité qui mit fin à la guerre de succession de Pologne.

Jusqu'en 1743, ma famille parut à la Cour de Louis XV, mais à cette date qui coïncidait avec le départ du cardinal Fleury, mon père se retira en Touraine, et ne fit plus que de rares apparitions à la Cour ; il devint un gentilhomme campagnard, dans toute l'acception du mot. Moi-même, je ne connus la Cour de Louis XV qu'en 1755. J'avais alors vingt-cinq ans, l'année suivante mon père mourut, me laissant le seul héritier de ses droits et de sa fortune assez considérable.

Riche et inactif, je fus à l’encontre de mon père, un gentilhomme de Cour, et lorsque quelques années plus tard le règne des favorites de Louis XV commença à faire sentir ses funestes effets, j'étais en pleine faveur auprès de Louis le Bien Aimé.

Je passerai sous silence l'histoire de ma vie pendant les quelques années que je connus cette faveur. Jusqu'en 1774, année où Louis XV mourut, je n'eus guère d'autre devise que celle qui rendit mon souverain si tristement célèbre. La corruption qui s'étalait jusque sur les marches du Trône se faisait sentir dans les moeurs de la noblesse qui fermait obstinément les yeux sur les abus dont les classes moyenne et pauvre souffraient cruellement. À la mort de Louis XV, ses compagnons de plaisir furent obligés de tenir compte de l'opinion publique, profondément remuée par les écrits des philosophes, Voltaire, Montesquieu et Rousseau. L'avènement du nouveau roi me força donc à chercher une retraite dans mes domaines, et quoique fort marri que ma vie de débauches ne pût durer autant que moi, selon la devise si chère au souverain décédé, je dus cacher ma honte dans ma solitude.

Le souvenir de mon père, gentilhomme campagnard, aurait dû m'inciter à suivre son exemple, mais je ne pouvais m'accommoder facilement de la vie simple et vertueuse qu'il avait menée. Et puis, j'étais jeune encore, je n'avais que quarante-quatre ans et quoique déjà prématurément vieilli par mon inconduite, je me sentais encore assez vigoureux pour continuer longtemps mon genre de vie.

Mais les temps avaient changé, le nouveau roi, Louis XVI, jouissait d'une grande réputation de vertu, et son avènement avait été salué par des cris d'enthousiasme qui étaient en même temps des cris de protestation contre les turpitudes du règne précédent. Toutes mes intrigues pour briller à la nouvelle Cour, échouèrent lamentablement, et je dus me résigner à mon sort.

Toutefois, malgré ma retraite forcée, je me tins soigneusement au courant de tous les événements. J'étais resté un seigneur tout puissant dans ma province, et mes titres me donnèrent le droit de siéger aux Etats généraux qui se réunirent à Versailles en 1789.

Les travaux et les discussions de cette Assemblée modifièrent profondément mes idées. Je me rendis compte que de graves événements étaient proches, et je crus bon de me tenir dans une prudente réserve en attendant ces événements.

Je vous le répète, j'étais tout puissant dans ma province. Mon éloignement, au moment où j'étais l'un des favoris de Louis XV, n'avait point entamé mon prestige, et j'avais en somme le bénéfice des vertus paternelles sans porter aucunement la peine de mes débordements.

Et puis en 1789, j'avais cinquante-neuf ans. Des intérêts matériels d'un autre genre que ceux qui m'avaient jusqu'alors occupé attiraient plus particulièrement mon attention. La grosse fortune que m'avait laissée mon père était considérablement réduite par suite de mes dissipations, et j'entrevoyais vaguement la possibilité de la remettre en état à la faveur des troubles gouvernementaux.

J'étais sans scrupules, les folies de ma jeunesse à la Cour de Louis XV, m'avaient peu à peu amené à ne considérer que mon bon plaisir sans m'inquiéter des droits d'autrui. Mon égoïsme s'était développé en même temps que mes passions. Rien ne pouvait me retenir.

Très habilement je sus profiter des événements, et en pleine Révolution, aussitôt après l'exécution de Louis XVI, il me fut relativement facile de me poser en défenseur des intérêts du peuple, bien décidé à me montrer plus tard férocement despotique quand je jugerais le moment opportun.

Je parus de bonne grâce me plier aux exigences du moment, en abandonnant sans hésitation mes titres et mes prérogatives. Je pus me dire et paraître aux yeux de tous un véritable sans-culotte.

Grâce à ce subterfuge que je croyais très habile, je redevins en réalité un propriétaire extraordinairement puissant. Si d'une part j'avais abandonné mes biens, j'avais réussi à en accaparer d'autres beaucoup plus importants, d'immenses, confisqués aux émigrés, et je me trouvais ainsi avoir quadruplé ma fortune tout en étant en règle avec les nouvelles lois édictées.

Bien mieux, pour asseoir ma situation et développer ma puissance, je me fis l'accusateur de tous les gens qui possédaient quelque titre nobiliaire, et c'est ce qui amena à cette époque le fait capital de ma vie, fait que je vais vous narrer puisqu'il est en somme la cause principale de ma présence ici en ce moment.

Depuis le commencement de ce récit, je n'avais pas bougé, hypnotisé en quelque sorte, et prodigieusement intéressé par tout ce que j'entendais.

Profitant d'une légère pause du narrateur, je me hasardai à vouloir placer quelques mots, mais d'un geste presque suppliant le petit vieillard me fit signe de me taire.

Le temps dont je dispose est court, je vous demande de ne point m’interrompre, tout s'expliquera par la suite, inutile de me poser des questions. Si pour l'instant je vous parais et suis bien réellement un être de chair et d'os comme vous-même, je n'en possède pas moins, en dehors de cet état transitoire que des volontés supérieures m'ont permis de prendre, une puissance et des facultés que vous ne pouvez soupçonner, mais que vous arriverez par la suite à comprendre.

Donc, en pleine tourmente révolutionnaire, j'avais également songé à me venger de mes ennemis.

Parmi ceux-ci, était un certain marquis de Rosay que je détestais tout particulièrement et pour la raison suivante :

Lorsqu’à l'avènement du roi Louis XVI, je fus contraint de me retirer dans mes terres de Touraine, j'avais eu, au bout de quelques mois, l'idée de prendre femme, afin d'égayer un peu ma solitude, et en homme pratique j'avais jeté mon dévolu sur la fille du marquis de Rosay, mon voisin.

Le marquis et moi, nous étions incontestablement les deux plus puissants seigneurs de la contrée. Jadis nos deux familles avaient même été quelque peu alliées, et je ne sais quelles querelles les avaient définitivement séparées, toujours est-il que lorsque je voulus faire des avances au marquis, je fus traité fort durement et presque jeté à la porte par ses valets.

Cela me fut d'autant plus cruel qu'un sentiment nouveau s'était éveillé en moi à la vue de Germaine, la fille du marquis.

Etait-ce véritablement de l'amour ou simplement un caprice, comme tant de fois j’en avais eu dans ma vie de débauches, je n'aurais certes pu le définir exactement, mais après le refus du marquis il se passa en moi un phénomène bizarre, j'englobai dans la même haine, le père et la fille, en jurant de ne pas laisser passer ma vengeance le jour où les circonstances me sembleraient propices pour la satisfaire.

L'époque troublée que nous traversions me permettait donc de mettre mes ténébreux projets à exécution et il me parut tout indiqué de consommer la ruine du marquis, devenu très vieux, en brisant du même coup la fierté de sa fille qui ne s'était jamais mariée afin de se consacrer tout entière à adoucir la vieillesse de son père.

Ni l'un ni l'autre n'avaient quitté le pays où ils se croyaient en sécurité, malgré les violences déchaînées autour d'eux. Je crois bien même qu'ils m'avaient complètement oublié, car sans cela je suis persuadé qu'ils se seraient mis en garde contre les embûches que je me préparais à dresser sous leurs pas.

Excités par moi, des forcenés mirent à sac le château où résidaient le marquis et sa fille, et tous les deux furent obligés de chercher leur salut dans la fuite.

C'était ce moment que j'attendais. A la tête d'hommes armés, de véritables bandits que j'avais recrutés, je me mis à la poursuite des fugitifs et je les rejoignis dans la forêt de Jupilles, aujourd'hui si riante et si jolie.

C'était le soir, le soleil allait disparaître et ses derniers rayons, comme autant de flèches d'or, se glissaient au travers des ombrages de la forêt. Arrêtés dans une clairière, le vieux marquis et sa fille, entourés de quelques serviteurs dévoués, prenaient un peu de repos, afin de poursuivre leur chemin lorsque la nuit propice leur permettrait de fuir avec plus de sécurité. Ma petite troupe entoura les pauvres gens avant même qu'ils aient pu esquisser un geste de défense, et sur mon ordre, tous furent fusillés presque à bout portant.

Le vieux marquis atteint d'une balle en plein front, tomba sur le sol, les bras en croix, tandis que sa fille épouvantée se jetait sur son corps en poussant des cris déchirants.

Froidement, je m'approchai en ricanant et je la mis en joue. Le coup de feu partit et la malheureuse femme roula sur le corps de son père, mais soudain comme mue par une force irrésistible, alors que déjà je la croyais morte, elle se redressa et saisissant un pistolet tombé de la main d'un de ses gens, elle fit feu à son tour sur moi et presque simultanément nous tombâmes l'un et l'autre sur le corps du marquis.

Je venais d'être tué, ce soir du 1er mai 1795.

A ces derniers mots, j'eus encore un dernier mouvement de révolte.

D'un geste de la main, le narrateur m’imposa silence.

— Je venais d'être tué ; parfaitement ! Si extraordinaire que cela vous paraisse, c'est ainsi. Je sais que vous brûlez d'envie de me poser toutes sortes de questions, soyez moins impatient, vous aurez bientôt toute satisfaction.

Je suis, si vous voulez, un fantôme, et malgré mon enveloppe, momentanément matérialisée pour vous apparaître, j'appartiens au monde des trépassés, lesquels, ceci soit dit sans ironie de ma part, sont infiniment plus vivants que les êtres terrestres dont vous faites encore partie.

Certes, au lieu de vous apparaître à vous, des volontés supérieures auraient pu me permettre de me montrer au premier venu, à quelque paysan, à quelque rustre, à quelque bergère, qui tout de suite seraient allés trouver leur curé et lui auraient raconté qu'ils avaient vu une apparition.

Que se serait-il produit ? Ce qui est arrivé déjà en bien des circonstances. On eût mis en jeu le démon, ce fameux démon qui n'a jamais existé que dans les imaginations faibles des croyants catholiques, et l'on n'eût pas manqué d'édifier quelque folle histoire où l'Eglise catholique eût joué le beau rôle.

Au contraire, les volontés supérieures qui me guident, m'ont contraint de me présenter à vos yeux, à vos yeux d'homme non superstitieux, à vos yeux de scientifique, et cela parce qu'il est nécessaire qu'un homme comme vous puisse constater des phénomènes inconnus, ou plutôt mal connus.

Notez, toutefois que je ne suis pas ici pour entamer une discussion religieuse.

Toutes les religions disparaîtront peu à peu devant le progrès, la science et la vérité qui instaureront la véritable religion d'amour, mais à l'heure actuelle elles suffisent encore à quelques esprits peu cultivés et il serait mal de chercher à les convaincre avant de les avoir instruits et appris à raisonner logiquement.

Je ne suis pas au bout de mes révélations Je n'en dirai pas plus long pour aujourd'hui. Dans trois jours vous reviendrez ici et je continuerai mon récit, car je ne vous ai dit encore que bien peu de choses. Toutefois, je ne veux pas vous quitter sans vous mettre à même de contrôler un peu mes dires. Forcément, et c'est bien compréhensible, vous doutez de la réalité de ce que vous entendez, vous doutez même de vous, de vos sens, et depuis hier votre anxiété est grande, car par moments, vous vous demandez si votre intelligence n'a pas quelque peu chaviré.

Je puis vous affirmer qu'il n'en est rien. Mettez à profit les trois jours de délai que j'indique avant ma prochaine apparition. Il vous est facile de vous renseigner sur la famille de L., et en particulier sur le duc André de L., c'est mon nom, ou plutôt c'était mon nom à l'époque dont je vous ai parlé. A cet effet vous pouvez interroger quelques vieillards de ce pays. En outre il existe aux archives communales de tous les villages environnants, des traces suffisantes de l'authenticité de ce que je vous ai dit. Cherchez et vous trouverez.

D'autre part, la propriété où nous nous trouvons en ce moment appartient à un descendant de la famille de L., c'est un petit-neveu à moi, lequel est actuellement procureur impérial à Blois. Vous pouvez lui rendre visite, sous un prétexte quelconque, celui de recherches historiques par exemple. Cet homme vous donnera certains renseignements qui viendront corroborer la première partie de mon récit. Après ce contrôle indispensable, je vous ferai connaître pourquoi je vous suis apparu.

Plus tard, dans bien des années, vous aurez encore à vérifier ce que je vous apprendrai lors de notre prochaine entrevue, et de ces révélations vous tirerez le parti que vous jugerez à propos: surtout ne vous effarez point, ne mettez personne dans la confidence, soyez calme, vous seul pour le moment devez rester le dépositaire du secret. Plus tard, quand les temps seront révolus, vous conterez cette histoire et vous y serez poussé par les preuves que vous aurez consciencieusement accumulées par votre observation. Au revoir, on m'appelle, venez dans trois jours.

A cet instant, je fus témoin d'un phénomène étrange ; le vieillard s'était levé de son siège, et sa silhouette avait tout d'un coup paru fondre et s'atténuer, si bien qu'au bout d'un temps que je pourrais évaluera trente secondes, je n'avais plus devant mes yeux qu'une ombre légère conservant la forme humaine, alors que tous les objets autour de cette ombre restaient parfaitement nets.

Et je ne pouvais être le jouet d'une illusion, la lumière qui entrait à flots par la fenêtre largement ouverte, ne me laissait aucun doute à ce sujet.

A mon tour je me levai, et je tendis la main vers cette ombre que je voyais s'atténuer de plus en plus.

Ma main ne rencontra que le vide, à peine si je pus distinguer la très légère forme d'une tête qui se balançait dans l'espace et comme détachée du corps auquel elle appartenait. Encore quelques secondes et je ne vis plus rien, j'étais à nouveau bien seul dans la pièce. A l'encontre de ce qui s'était passé en moi la veille, je ne me trouvai nullement surpris. L'aventure, au contraire, commençait à m'intéresser prodigieusement, et je restai quelques minutes songeur, me remémorant tout ce qui venait de m'être conté.

Ainsi que me l'avait dit le fantôme, car dès maintenant j'allais donner ce nom au personnage qui m'était apparu, je me sentais en pleine lucidité. Les appréhensions qui m'avaient, la veille, envahi sur l'état de ma santé, ne se présentaient même plus à mon esprit ; une grande curiosité s'était simplement éveillée en moi ; mon désir de savoir était profondément exacerbé, et immédiatement je résolus de suivre les conseils qui venaient de m'être donnés.

CHAPITRE IV

Je ne m'attardai point longuement à la villa, et comme si je venais de faire une simple visite, je sortis tranquillement de la maison et du jardin, en faisant jouer, comme la veille, le mécanisme secret de la grille.

Ma pensée avait pris un autre tour, des points précis la jalonnaient en quelque sorte, et pas un instant je n'eus les obsessions des jours précédents.

Dans trois jours le fantôme reviendrait. Il me restait à mettre à profit ce laps de temps, et je pris mes dispositions pour l'employer le mieux possible.

Je pris le parti de me rendre à Blois immédiatement. L'indication donnée par le fantôme devait, selon moi, être contrôlée sur-le-champ, et sans faire de plus longues réflexions, aussitôt de retour chez mes grands parents, je fis mes préparatifs de départ.

Le soir même, à dix heures j'étais arrivé à Blois.

A l'hôtel où je descendis, ma première occupation fut de consulter l'annuaire de la ville.

Un peu fiévreusement j'ouvris le livre et me mis à chercher. J'eus tout de suite satisfaction.

Sans aucune peine je trouvai le nom donné par le fantôme. De L., procureur impérial, habitait bien la ville de Blois.

Cette première justification des dires du fantôme, me sembla cependant toute naturelle ; déjà je m'habituais, comme si j'avais été guidé ; par une force inconnue, à suivre sans hésiter la marche indiquée.

Après avoir noté le nom de la rue et la numéro de la maison, je me fis servir à dîner; je mangeai de fort bon appétit et je fus me coucher.

Je passai une nuit excellente, et j'avoue que pour un homme ayant eu commerce avec un fantôme, mon sommeil ne fut en aucune façon troublé.

Dès l'aube je me levai, et très dispos, après un léger repas, je fis une promenade matinale pour me dégourdir un peu les jambes, puis je pris la résolution de me présenter chez M. de L., vers dix heures du matin.

Tout naturellement j'avais trouvé le pourquoi de ma visite ; là encore je suivais l'avis du fantôme. Le prétexte d'un ouvrage sur les travaux médicaux pendant la Révolution, me paraissait un motif suffisant pour m'autoriser à frapper à la porte du procureur impérial, et lui demander certains renseignements qu'il était censé posséder, et que certainement il ne pourrait se refuser à me donner.

Très maître de moi, comme s'il se fût agi d'une démarche parfaitement naturelle, je m'acheminai donc vers la rue de S..., où se trouvait la demeure de M. de L., et sans aucune appréhension je sonnai à la porte.

Presque aussitôt un laquais vint m'ouvrir.

Je lui tendis ma carte sur laquelle j'avais tracé quelques mots et le priai de la porter à son maître.

Sans mot dire, le valet bien stylé prit le bristol et se hâta d'acquiescer à mon désir.

Deux ou trois minutes s'écoulèrent et il reparut en m'informant que M. de L. m'attendait, puis il me pria de le suivre, ce que je fis immédiatement et nous montâmes ainsi jusqu'au premier étage de la maison.

Arrivés là, le valet, après avoir ouvert une des portes donnant sur le palier, s'effaça pour me laisser passer.

Je pénétrai dans la pièce et me trouvai en présence d'un homme d'une cinquantaine d'années qui me salua très aimablement en me priant de prendre place dans un fauteuil en face de lui.

Tout de suite je fus frappé de sa ressemblance avec le fantôme de la Villa du Silence.

C'étaient les mêmes traits, la même physionomie, un peu plus jeune cependant, et n'eût été le costume plus moderne et les cheveux coupés court, j'aurais pu croire un instant me retrouver avec le susdit fantôme.

Ce rapide examen m'avait fait perdre un peu de mon assurance, et ce fut avec un léger tremblement dans la voix que je me mis à exposer le soi-disant motif de ma visite.

— Monsieur, dis-je, veuillez m'excuser de venir vous déranger, mais il vous sera peut-être possible de me donner des renseignements que vous devez posséder. Je suis docteur en médecine et je m'occupe actuellement de mettre au point un ouvrage sur les travaux des médecins blaisois et tourangeaux pendant la Révolution Française.

Sachant que vous appartenez à une des plus vieilles familles du Centre de la France, je viens vous demander si par hasard vos aïeux ne vous auraient pas transmis quelques notes sur les événements révolutionnaires, notes qui seraient susceptibles de m'éclairer sur différentes personnalités médicales de l'époque et de la contrée. Les recherches auxquelles je me suis déjà livré me font supposer que vous devez posséder quelques archives que je pourrais compulser avec profit pour le sujet que j'ai abordé dans mon ouvrage.

Il y eut un court silence, puis M. de L. prit à son tour la parole.

— Je suis très honoré, Monsieur, de votre requête, toutefois je ne sais s'il me sera possible de vous satisfaire comme vous le voudriez et comme je le désirerais moi-même. Ici, dans ma demeure, je possède, il est vrai, quelques papiers ayant trait aux événements qui se sont passés sous la Révolution, mais je suis sûr d'avance que vous n'y trouverez aucun détail qui puisse vous être utile, toutefois je dois vous dire que dans une bourgade du Maine, près de la commune de Château-du-Loir, je possède une villa quasi abandonnée, où peut-être il vous serait possible de trouver quelque chose.

Cette propriété était en effet, autrefois, la demeure d'un de mes oncles paternels, André de L., lequel, hélas, joua un assez vilain rôle lors des troubles révolutionnaires, et dans une bibliothèque de cette villa, se trouve j'en suis sûr, quantité de documents sur les événements auxquels mon parent fût mêlé.

Je n'ai point lu ces écrits, car comme je vous le disais tout à l'heure, la propriété est en quelque sorte abandonnée, et je n'y suis pas allé trois fois dans ma vie.

Si donc, cela peut vous être agréable je me ferai le plus grand plaisir de vous faciliter les moyens de prendre connaissance de ces documents.

— Précisément, Monsieur, je suis pour quelque temps en villégiature à proximité de la commune que vous venez de citer.

— Puisqu'il en est ainsi, il me sera très aisé de vous rendre ce petit service, et cela sans aucun dérangement pour moi.

La propriété dont il s'agit est située tout près du village de Dissay-sous-Courcillon, sur la lisière du Maine et de la Touraine, et si vous connaissez bien le pays, vous avez dû probablement entendre les paysans de l'endroit la désigner parfois sous un nom bizarre : La Villa du Silence.

De temps en temps, très rarement, je fais procéder à une visite de la propriété et à un nettoyage sommaire de la maison. J'avoue, du reste, que je ne me suis jamais rendu compte si mes ordres étaient fidèlement exécutés et je dois ajouter que, depuis quatre ans, je ne m'en suis pas occupé du tout.

Au fur et à mesure que le procureur impérial parlait, je sentais sourdre en moi une certaine émotion que je m'efforçais de ne point laisser paraître et je crus devoir dire quelques mots, afin de dominer cette émotion bizarre.

— J'ai en effet entendu parler de cette villa et je connais exactement l'endroit où elle est située.

— Fort bien, il vous sera très facile de vous y rendre. Je vous donne pour cela pleine autorisation. Dans une des pièces du rez-de-chaussée vous trouverez les documents rangés dans la bibliothèque dont je viens de vous parler.

— Il me faudra donc les clefs de la maison, repris-je en souriant, cependant qu'intérieurement je réfléchissais que cela était inutile.

A ma demande, le procureur impérial se mit à rire.

— Des clefs !., il n'y en a pas, et je vais vous indiquer la manière d'ouvrir la grille du jardin.

A cette réponse, je tressaillis.

— Il y a, continua le procureur impérial, un mécanisme secret qui ferme la grille d'entrée, voici comment il le faut faire fonctionner.

Et posément, M. de L. me répéta ce que m'avait dit le fantôme. Bien entendu je feignis de l'écouter avec la plus grande attention, mais mon imagination était là-bas, tout là-bas, dans la chambre où le fantôme m'était apparu.

Au fur et à mesure que le procureur impérial parlait, les paroles de l'autre me revenaient à l'esprit, et c'étaient la même description, les mêmes détails.

— Peut-être ajouta mon interlocuteur, le ressort fonctionnera-t-il difficilement, car depuis le temps...

— Oui, oui, bégayai-je, je sais...

— Vous savez quoi ?., fit M. de L., un peul étonné en me regardant fixement.

— Excusez-moi, je veux dire que j'aurai ! Peut-être quelque mal à ouvrir la grille.

— Non, tout bien pensé, je ne crois pas. D'après ce qui m'a été dit jadis par mon père, le mécanisme de cette grille est tout simplement un chef-d'oeuvre de précision exécuté par un ouvrier du siècle dernier, le temps ne doit guère avoir eu de prise sur son bon fonctionnement.

— Oh ! Répartis-je, car je sentais qu'il était nécessaire de dire quelque chose, on a fait de bien beaux travaux de serrurerie au siècle dernier.

— Et le roi Louis XVI était serrurier, fit en souriant M. de L.

Ainsi, c'est convenu, vous disposerez à votre gré de tout ce que vous trouverez, je serai très heureux si cela peut vous servir.

M. de L., s'était levé et je l'imitai, heureux de terminer l'entretien, car je me sentais mal à l'aise.

Par un dernier effort de ma volonté, je parvins à me dominer et je pus remercier sans laisser paraître l'émotion qui m'agitait.

Très affable, M. de L., me reconduisit jusqu à la porte, là, nous échangeâmes un dernier salut et une poignée de main.

J'avais hâte de me retrouver seul.

Machinalement, je repris le chemin de l'hôtel où j'étais descendu, et quoique ce chemin fût assez long, je le refis sans me tromper, comme si j'en avais eu l'habitude.

A midi, j'étais de retour à l'hôtel. Après avoir déjeuné, je reprenais le train pour rentrer chez mes grands-parents.

Deux jours devaient encore s'écouler avant une nouvelle visite à la villa. Ce n'était pas trop pour réfléchir à de si bizarres événements.

CHAPITRE V

Après cette première enquête, je ne jugeai point utile de me documenter plus longuement sur la famille de L. Les renseignements que j'avais recueillis me paraissaient suffisants pour le moment. Une simple question posée à mon digne grand-père m'avait valu, de la part de ce dernier, une réponse qui était encore venue corroborer les dires du fantôme.

Le duc André de L. fut tué pendant la Révolution, dans la forêt de Jupilles, par Mlle de Rosay, m'avait dit mon grand-père, et il avait ajouté : « Je connais mal les détails de ce drame sanglant, mais je sais que le duc joua un assez vilain rôle de 1789 à 1795, époque à laquelle il fut tué. »

Cette réponse était donc une preuve nouvelle, confirmant tout ce que j'avais appris.

J’étais assuré maintenant de ne pas avoir été le jouet d'une illusion ; le point obscur et encore incompréhensible pour moi, était dans l’apparition si extraordinaire du fantôme, et Je me mettais l'esprit à la torture pour trouver une explication plausible à ce phénomène.

Mes réflexions me conduisirent à me rappeler des faits que j'avais complètement oubliés et qui faisaient grand bruit depuis quelques années.

En 1848, l'attention avait été appelée aux Etats-Unis d'Amérique, sur divers phénomènes étranges consistant en bruits, coups frappés, mouvements d'objets, sans cause connue.

L'étude de ces phénomènes avait, paraît-il, fait reconnaître des effets intelligents qui prouvaient que la cause n'était pas purement physique, ainsi qu'on avait tout d'abord été tenté de le croire.

Or, depuis ce moment, les tables tournantes et parlantes étaient à la mode, j'avais du reste assisté à une de ces curieuses expériences dans un salon parisien.

Comme tant d'autres, je n'avais pas attaché grande importance à ce phénomène, mais tout de même, je n'avais jamais pu me résoudre à couvrir de sarcasmes et de railleries, ceux qui prétendaient voir dans tout cela une preuve nouvelle de l'existence de l'âme.

Sans partager complètement leur opinion sur ce point, je m'étais déjà dit que des phénomènes de ce genre pouvaient bien, en effet, avoir une cause intelligente, dont l'essence échappait encore à nos sens imparfaits, j'étais en somme bien près de me rallier aux théories de ces nouveaux spiritualistes.

Un raisonnement rigoureusement logique m'amenait en quelque sorte à pressentir la possibilité de constater de nouvelles forces inconnues jusqu'à ce jour; tout naturellement je faisais un rapprochement entre les phénomènes dont on parlait tant et ceux dénommés miracles, qui fourmillaient dans l'Histoire. La Bible, elle-même, me fournissait de nombreux sujets de méditation, et après les événements auxquels je venais de me trouver mêlé, je me remémorais un à un tous les faits enregistrés dans ce livre.

Mille cas auxquels je n'avais prêté, pour ainsi dire, qu'une médiocre attention, m'apparaissaient maintenant sous un jour tout nouveau, et ma qualité de scientifique ne se trouvait, je dois le dire bien franchement, nullement en conflit avec les hypothèses hardies que j'étais amené à formuler.

Est-ce que vraiment l'être humain connaissait exactement toutes les lois naturelles ?.. Est-ce qu'il avait sondé tous les secrets de la Nature ?...

Indéniablement, c'était un fait, il restait bien des choses à connaître, bien des choses à découvrir, toute la science du plus savant était bien vite arrêtée quand il s'agissait de pénétrer le Mystère de la vie des êtres et de leur mort.

Allais-je être appelé à constater un phénomène mystérieux, d'où je pourrais déduire quelque nouvelle loi régissant la matière, l'apparition du fantôme n'allait-elle pas me fournir l'occasion de définir et de mettre en lumière quelque formidable secret touchant, précisément, à l'intime structure spirituelle des êtres animés.

Un peu d'orgueil montait en moi à la pensée que peut-être j'étais à la veille de découvrir une chose si grande, si belle, et je m'efforçais de me prouver à moi-même que ma science serait tout naturellement l'inspiratrice forcée et le guide obligé de cette découverte appelée à révolutionner l'humanité.

Puis aussitôt un soupçon, un petit soupçon d'incrédulité, venait jeter bas tout mon rêve édifié si fragilement, je me retrouvais faible et désarmé devant l'obsédant mystère des événements accomplis les jours précédents.

J'étais, quoi qu'il arrivât, bien décidé à garder pour moi seul le secret le plus absolu sur toutes mes constatations, jusqu'au jour où j'aurais pu enfin donner une base scientifique solide aux faits que je serais petit à petit amené à constater, je me promettais de m'entourer de toutes les garanties possibles de contrôle pour arriver à un bon résultat.

Je sentais obscurément que j'étais appelé à voir des choses tout à fait extraordinaires qui dérouteraient certainement mon entendement scientifique, mais j'avais aussi comme une joie soudaine à cette pensée, et si à ces moments, j'avais réellement, comme l’avant-veille, pensé à quelque faiblesse de mon cerveau, j'aurais été très certainement à même de constater qu'un grain de folie s'y était peut-être glissé.

Maintenant, j'étais prêt à tout accepter, j'étais si pressé, qu'un instant je me demandai si je n'allais pas le jour même retourner à la villa pour y revoir l'étrange visiteur.

Un peu de réflexion arrêta le cours de mes pensées par trop impulsives, et fort sagement je résolus d'attendre tranquillement le rendez-vous qui m'avait été fixé.

Afin de calmer un peu mon agitation ce jour-là, je sellai mon cheval, et me décidai à faire quelque longue chevauchée dans la campagne ensoleillée, dont la beauté et le charme m'avaient tant de fois séduit, et pour mieux détourner le cours de mes pensées, je suppliai grand-père de vouloir bien venir avec moi.

En compagnie du brave homme, je risquais moins de me laisser aller à de trop profondes réflexions, sa présence serait pour moi un dérivatif, je me promettais bien de faire tous mes efforts pour ne point me laisser aller à une obsession qui me semblait dangereuse pour ma raison. J'étais médecin, je devais par conséquent m'appliquer à rester surtout médecin de moi-même.

Esprit pondéré, il me fallait être logique dans mes raisonnements, dans mes recherches, dans mes déductions.

Pour arriver à ce résultat, il me parut que le meilleur moyen était de ne rien brusquer.

Grand-père était un homme fort gai et lorsque nous chevauchions ensemble à travers la campagne, il ne manquait jamais de me conter quelques joyeuses histoires que je goûtais fort, j'espérais par conséquent que j'arriverais, grâce à lui, à chasser mon obsession.

Toujours gai, comme de coutume, au moment de se mettre en selle, il me frappa sur l'épaule et me dit :

— Où allons-nous, petiot, aujourd'hui ?...

— Je ne sais, grand-père, mais nous n'avons qu'à chercher un but de promenade, il y a tant d'endroits où nous pouvons chevaucher.

— Eh bien ! Mon garçon, nous irons jusqu'à la forêt de Jupilles, il y a longtemps que je ne suis allé par là.

Et sans attendre ma réponse, leste comme un jeune homme, il se mit prestement en selle.

La forêt de Jupilles !.. Ce nom évoquait pour moi le souvenir de bien des choses se rattachant à mon aventure. Tout de suite je pensai qu'une promenade en ce lieu allait encore raviver l'obsession que je voulais fuir.

Pourtant je ne voulus rien laisser paraître et à mon tour je sautai en selle.

Quelques secondes après, mon cheval trottait à côté de celui de mon grand-père sur la route qui menait tout droit à la forêt.

Chemin faisant, je ne pus contenir plus longtemps une question qui montait à mes lèvres.

— Dites-moi, grand-père, vous êtes allé quelquefois dans cette forêt lorsque vous étiez jeune ?

— Quelle question !... évidemment. Pourquoi me demandes-tu cela ?...

— Est-ce que, pendant la Révolution, il ne s'y est rien passé de particulier ?...

— Si, un drame dont on parla longtemps dans la contrée, mais à vrai dire, il s'en est passé de semblables un peu partout. Aujourd'hui, après si longtemps, le souvenir de toutes ces horreurs est effacé.

— Quel était ce drame ?..

— Le meurtre du marquis de Rosay et de sa fille. L'autre jour je t'en ai touché un mot. Tous les deux étaient poursuivis par une bande de malandrins ayant à leur tête un personnage qui joua un bien vilain rôle à cette époque, le duc André de L., lequel, du reste, trouva lui-même la mort dans cette aventure, car il fut tué par la fille du marquis ; au moment où elle venait d'être elle-même blessée mortellement.

Je me suis laissé dire que la fameuse Villa du Silence, que tu connais était l'ancienne demeure du duc, et que cette propriété quasi historique, appartient aujourd'hui à un descendant de la famille de L, mais je n'ai aucun renseignement précis sur ce point puisque, depuis le drame personne n'a jamais vu la villa habitée.

A l'époque où ces événements sont survenus, j'étais encore bien jeune et peu au courant de tout ce qui se passait autour de moi. Je n'ai gardé que des souvenirs assez imprécis, j'avoue, petiot, que je n'aime point me remémorer trop les terribles événements qui ont mis toute la France à feu et à sang.

J'aime mieux voir la forêt comme elle est maintenant. J'ai plaisir à m'y promener, à m'asseoir sous les arbres feuillus, à m'étendre même sur la mousse et à rêver là, doucement, à des choses plus belles, plus grandes, plus nobles, qui ne sont point susceptibles de dresser jamais les hommes les uns contre les autres, mais au contraire de les rapprocher, de les unir dans le culte du bien et du beau.

Comme grand-père prononçait ces derniers mots, nous arrivions dans la forêt.

Tout était gai, la nature en fête semblait s'être parée pour nous recevoir, et en écoutant les mille bruits qui s'échappaient du bois, il me sembla que mon obsession était diminuée, considérablement atténuée, elle s'envolait, disparaissait, devenait imprécise à la manière du fantôme de la Villa du Silence.

Et, ce jour-là, je goûtai la joie de vivre dans la paix et le calme bienfaisants d'une belle après-midi et d'un radieux soir d'été.

CHAPITRE VI

Enfin le lundi, jour tant attendu, vint enfin. Depuis le matin le temps était couvert. Une chaleur lourde, oppressante, semblait à la fois monter de la terre craquelée par la sécheresse et descendre du ciel où s'amoncelaient des nuages lourds chargés de pluie.

Je ressentais une tristesse invincible que tous mes efforts ne pouvaient arriver à vaincre, j'étais mal à l’aise, un sentiment étrange que je ne pouvais arriver à définir s'était emparé de moi.

Aussitôt après mon déjeuner, je m'acheminai vers la Villa du Silence, et comme je poussai la grille, les premières gouttes de pluie se mirent à tomber.

A peine avais-je eu le temps de pénétrer dans la pièce où j'étais déjà venu, qu'une averse diluvienne survint, m'apportant un peu de soulagement en rafraîchissant l'air saturé de chaleur.

Je m'étais assis sur une chaise, et je regardais les ravages de la tempête sur les grands arbres et la verdure du parc. J'étais tellement absorbé dans ma contemplation qu'un instant j'oubliai le but de ma visite à la villa.

Un moment d'accalmie me rappela à la réalité. Machinalement je regardai l'heure à ma montre. Quatre heures, le fantôme allait donc bientôt apparaître.

Et, comme je faisais cette réflexion, la chambre s'éclaira soudain d'une lumière étrange, à tel point que j'eus l'illusion du soleil ayant subitement percé les nuages, comme cela arrive parfois après une violente averse, mais je ne tardai pas à reconnaître mon erreur, car la pluie avait repris à nouveau et le ciel était de plus en plus sombre.

Du reste la lumière qui éclairait la chambre, ne pouvait rien avoir de commun avec la lumière solaire.

Elle était à la fois douce et forte, comme irisée, avec des tons chatoyants admirablement fondus les uns dans les autres, son effet était tel que tous les objets épars dans la pièce semblaient se détacher nettement sur elle.

Mes yeux émerveillés contemplaient ce phénomène étrange, puis je me rendis compte immédiatement pourquoi tout tranchait nettement sur cette luminosité extraordinaire. L'étrange lumière ne produisait aucune ombre. Elle pénétrait partout d'une manière égale et enveloppait chaque objet en accentuant les lignes droites ou courbes de leurs formes.

Soudain, très nettement, je vis se former devant moi, une ombre légère, lumineuse elle-même, qui peu à peu prit la forme humaine; en moins d'une minute cette forme devint plus consistante, plus grande, plus nette, pour enfin se matérialiser complètement. Le fantôme était là, souriant, d'un sourire un peu triste.

Muet d'étonnement, je regardais, impressionné.

— Me voici, dit le fantôme, voyez, je suis exact. Le son de cette voix secoua mon hébétement et je balbutiai :

— Je suis de plus en plus étonné. Voilà trois jours vous m'avez surpris apparaissant brusquement, aujourd'hui vous vous êtes formé sous mes yeux, tout cela me remplit à la fois d'étonnement et de crainte.

— Ne craignez rien, je ne suis point, je ne peux pas être une créature malfaisante. J'accomplis ici une mission, je dois me conformer strictement aux ordres qui me sont donnés par des volontés supérieures.

Aujourd'hui je dois vous révéler une chose que dans un siècle les hommes sauront couramment, parce qu'à ce moment l'humanité dont vous faites partie, aura légèrement progressé sur la route, la grande route de la Sagesse.

Si vous le voulez bien, je vais reprendre mon histoire et vous dire ce qui se passa après ma mort.

Depuis ma dernière apparition, vous avez pu tout à loisir vous renseigner sur tout ce que je vous ai dit, vous avez pu vous convaincre que je ne vous avais pas induit en erreur. Vous êtes allé à Blois, vous avez vu le descendant de ma famille, vous avez eu de sa bouche, la confirmation de certaines de mes révélations. Il ne peut donc y avoir place pour le doute dans votre esprit. Retenez maintenant tout ce que je vais vous apprendre, surtout conformez-vous entièrement et aveuglément aux instructions que je vais vous donner.

.....Donc aussitôt que je tombai sur les cadavres du marquis et de sa fille, il me sembla pourtant que je ressentais encore l'impression de tout ce qui se passait autour de moi, mais cela était comme en un rêve, sans que je pusse analyser la nature de mes sensations. Je voyais, j'entendais, mais je me sentais comme cloué sur place.

Bien mieux, j'eus tout à coup une épouvante horrible, terrifiante, je vis mon enveloppe charnelle étendue sans vie : je me reconnaissais, c'était bien moi, je sentais même la douleur de ma terrible blessure par laquelle le sang s'échappait à flots.

Puis ce fut encore une autre épouvante : tous ces gens qui venaient d'être tués ressuscitaient les uns après les autres, pourtant je voyais aussi leurs corps inertes couchés sur l'herbe rougie de leur sang.

Ah ! ce fut une horrible vision. Je voulais fuir, mais une force invincible me clouait à la même place, tandis qu'autour de moi s'agitaient les spectres hideux des malheureuses victimes de mon épouvantable crime.

Le marquis de Rosay était là, paraissant plus vivant que jamais, sa fille également s'était levée, les serviteurs qui les accompagnaient et tous, tous, m'entouraient et grimaçaient un affreux sourire.

Je voulus fermer les yeux. Impossible !…

En portant mes mains vers ma tête, je ne rencontrai rien ! rien ! que le vide, pourtant je me voyais moi, comme je voyais les autres.

J'essayai de toucher ces spectres, mais là encore ma main ne rencontra que le vide et cependant j'étais sûr de les voir s'agiter autour de moi.

Ah ! L’horrible moment, monsieur, la terrible souffrance que je ressentais !... j'avais toute ma lucidité, aucun détail ne m'échappait.

Un instant je me crus sauvé, je m'étais enfin éloigné ; j'étais parvenu à vaincre la résistance qui auparavant me clouait à la même place, horreur ! Horreur ! Les spectres me suivaient. Je courais, je courais avec une agilité surprenante, ils me suivaient encore. Je me cachais derrière un buisson, derrière un arbre ; le buisson et l'arbre devenaient transparents, tandis que les spectres étaient toujours là, grimaçants.

Je fis mille tours et détours, je revins près des cadavres, près de mon corps inerte, à nouveau je me vis couché sur l'herbe, rouge de mon sang.

Le jour me paraissait sans fin, pourtant depuis longtemps la nuit aurait dû être venue, mais la nuit n'existait plus pour moi; c'était le jour, le jour encore, l'ombre qui cache tout ne pouvait plus rien me cacher.

La lumière était au contraire plus grande, je percevais mille choses que mes sens ne percevaient point de mon vivant.

Puis il se passa une chose effroyable. Je révisé ma vie tout entière avec chacune de mes mauvaises actions, je me vis aussi en mille endroits différents, avec devant moi, comme figés dans un éternel présent, tous mes crimes et toutes mes turpitudes.

Au fur et à mesure que je cherchais à échapper à ces terribles visions, j'acquérais au contraire un pouvoir de perception plus grand encore, les plus légers détails, les moindres faits de ma vie étaient mis en lumière.

Encore une fois, je voulus fermer les yeux, me voiler la face de mes deux mains, mais les visions précises persistaient ; je revivais chaque moment, chaque période de mon existence, et cela toujours en même temps.

Tout ce que l'imagination humaine a pu concevoir d'horrible, de terrifiant, d'infernal, n'était rien, rien auprès dos terreurs qui m'assaillaient: ma puissance de vision était une effroyable torture qu'il vous est impossible de concevoir.

De plus, il me semblait aussi souffrir physiquement. J'endurais toutes les souffrances de mes victimes, je les percevais avec une acuité telle que je voulus crier.

Impossible ! je m'aperçus que ma voix n'existait plus. C'était le silence, un silence de mort, indéfinissable, profond, et pourtant tout semblait vivre autour de moi. Et tout vivait réellement, je vivais moi-même, mes victimes me parlaient, me reprochaient mes crimes; je percevais nettement ce qu'elles me disaient, leurs paroles formaient des ondes lumineuses dont je comprenais le sens, je souffrais d'une souffrance indicible, épouvantable.

Toujours, et encore, tous mes actes, toutes mes folies se succédaient à mes yeux pour ne plus disparaître. C'était un cauchemar sans fin toujours plus intense, de plus en plus précis, dont la vue constituait pour moi la plus effroyable, la plus épouvantable des tortures.

Le repos n'existait pas, j'étais condamné à un perpétuel mouvement qui exacerbait encore mon supplice, je courais, je volais dans l'espace, mais le monstrueux cortège me suivait, m'entourait, s'amplifiait toujours.

Ah ! Comme j'aurais voulu devenir fou, perdre notion de tout, être anéanti, pulvérisé par quelque terrible cataclysme.

J'avais beau me précipiter sur les obstacles, je ne ressentais aucun choc ; je passais à travers tous les corps, pour me retrouver toujours tout entier et dans mille endroits différents, avec mes mille Moi impalpables, et tout mon cortège affreux de spectres ricanants et grimaçants.

Je me jetai dans une rivière. Je ressentis toutes les souffrances, toutes les affres d'un être qui se noie, mais je n'arrivai point à affaiblir les horribles images.

Au fond des flots, dans la fournaise ardente d'un volcan, je ne pus trouver un peu de calme par un semblant d'anéantissement. Bien au contraire, chaque effort pour me délivrer, ajoutait une souffrance à mes souffrances.

A chaque moment je croyais pourtant avoir atteint le summum du supplice, mais c'était au contraire une douleur nouvelle, une angoisse plus terrible qui venaient s'ajouter à tous mes maux.

Brusquement je pensai à l'enfer, ce fameux enfer des catholiques.

Catholique moi-même, élevé dans cette religion, j'étais il est vrai devenu, au cours de ma vie, areligieux ou plutôt irréligieux, mais il n'en subsistait pas moins chez moi, certaines idées, et l'impression d'être plongé pour l'éternité dans l'enfer, vint encore augmenter mes angoisses.

N'était-ce pas l'enfer en effet, plus infernal mille fois que tout ce qu'il est possible de supposer ?... Tout me portait à le croire, et une nouvelle horreur venait s'ajouter à toutes les horreurs. Je croyais maintenant à l'éternité du supplice. Cette pensée me parut si épouvantable, si terriblement effrayante qu'elle suscita en moi une rage folle, d'autant plus folle qu'elle était impuissante.

Imaginez-vous ma course furieuse à travers le monde de fantômes qui représentaient tous les êtres que j'avais connus sur la Terre. Comment vous représenter et mes frayeurs, et mes colères et mes craintes. Je me sentais pleurer, et mes larmes ne coulaient point. Je sentais mon sang s'écouler, toujours, intarissablement ; je sentais mes chairs brûler, et jamais elles n'étaient consumées, ou encore, selon l'endroit où je m'agitais, j'éprouvais le vertige des chutes au fond des gouffres, la sensation d'asphyxie au milieu des eaux, ou celle de la morsure des bêtes immondes.

Combien cela dura-t-il ? Aujourd'hui je pourrais peut-être le dire, puisque je puis à nouveau concevoir la notion du temps, mais dans l'état où je me trouvais, il me semblait que tout était long, long comme une éternité.

Je revoyais tous mes compagnons de débauche de jadis, je souffrais de leurs souffrances, comme eux-mêmes souffraient des miennes. Nous nous reprochions mutuellement notre vie, avec cette parole sans son, dont les ondes lumineuses traçaient des lettres incandescentes autour de nous, et toutes nos colères réunies, toutes nos rages impuissantes avivaient encore nos souffrances.

Que faire ?... Qui implorer ?... A peine m'étais-je posé ces questions, que je fus témoin d'un nouveau phénomène; je m'aperçus que déjà j'avais vécu un nombre innombrable de vies, j'appris ainsi que la loi du progrès éternel avait pour base le passage successif de notre âme dans la matière afin de vivre dans les sphères innombrables de l'Infini. Et du même coup, je m'aperçus que chaque vie nouvelle était liée étroitement à celle antérieure, que pour progresser et s'élever vers la Sagesse et la Lumière, il était nécessaire de ne plus avoir de haine, l'amour seul étant la loi suprême qui gouvernait les mondes. Il ne fallait plus avoir de haine !

Ces mots se dressaient maintenant devant mes yeux, et de même que tout ce qui m'environnait, je ne pouvais plus les écarter.

Ne plus avoir de haine, alors que dans l'horrible milieu où j'étais, tout me rappelait au contraire la haine, la haine implacable, qui déjà m'avait fait commettre tant de vilaines actions et de si monstrueux crimes.

Est-ce que vraiment j'étais capable de ne plus haïr le marquis de Rosay et sa fille, dont les fantômes me tourmentaient. Allons donc, cela me semblait impossible.

Pourtant à force de voir ces mots, j'en arrivais à chercher un moyen pour oublier cette haine qui, je finissais par m'en rendre compte, était la cause de toutes mes souffrances, de tous mes tourments.

Et la conclusion logique de mes réflexions m'amena à comprendre, qu'en effet, l'amour seul était capable de faire oublier la haine. Il fallait aimer ceux que j'avais tant haïs.

Une révolte nouvelle, une colère plus intense, furent, tout d'abord la résultante de cette idée qui venait de germer en mon esprit tourmenté, mais peu à peu, elle m'apparut comme la suprême ressource, comme le dernier terme à mes peines.

Peu à peu je m'habituai à la considérer comme possible. N'avais-je pas déjà recommencé ma vie, bien des fois, et ne devais-je pas subir l'inéluctable loi qui pousse tous les êtres à une évolution plus large ?

Tout doucement d'abord, puis plus profondément, ensuite, je finis par l'admettre, et je reconnus déjà qu'un peu de paix, de douceur étaient descendues en moi.

Peu à peu mon état se modifiait, une tristesse repentante faisait place à mes fureurs, et j’arrivais à prier Dieu de m'assister dans l'horrible lutte que je soutenais contre le mal.

Insensiblement, mais sûrement, je me dégageais et j'entrevoyais le salut dans la décision bien arrêtée d'expier dans une nouvelle vie, les fautes qui m'avaient précipité si bas, et une paix de plus en plus grande descendait en moi.

Expier mes crimes, me courber sous la loi juste, vivre dans l'amour de ce qui est bien, de ce qui est bon, de ce qui est beau, laisser derrière moi le lourd bagage de mes fautes passées, était désormais la perspective qui m'apparaissait, et peu à peu je formulais l'engagement de ne point faillir à la nouvelle tâche que je désirais ardemment remplir.

Revenir sur cette Terre, me retrouver dans une nouvelle existence, en contact avec les mêmes êtres, réincarnés eux aussi, les aimer de toutes mes forces ; partager leurs joies et surtout leurs souffrances, me libérer envers eux de la dette que j'avais contractée, tel était le but vers lequel je devait me diriger.

Voilà, monsieur, ce qui m'est apparu depuis peu, et si je suis ici, c'est parce qu'il est nécessaire que vous contrôliez les phases du grand mystère qui va s'accomplir sous vos yeux.

Dans trente-cinq années terrestres, vous me reverrez sous une forme nouvelle, vous constaterez les événements que je vous annonce. Vous verrez Mlle de Rosay, elle-même réincarnée et vous serez le témoin muet de nos joies et de nos malheurs ; vous vous souviendrez alors de tout ce que je vous ai annoncé et vous constaterez par cela même l'infinie bonté de Celui qui veut que tout converge vers son infinie puissance.

Au cours des cinquante-cinq années que vous allez vivre encore, vous analyserez tous les événements qui se produiront, et vous en tirerez les déductions logiques qui serviront de base aux hommes, dans les siècles futurs, pour entrevoir le pourquoi de la vie et de la mort.

La mission dont je suis chargé auprès de vous est maintenant terminée ; il vous appartient de la continuer par votre observation, de l’étendre plus tard par votre expérimentation, et de la faire connaître un jour, quand tous les événements se seront accomplis.

Vous vous êtes jusqu'ici conformé à mes instructions : continuez à les suivre scrupuleusement. Des forces supérieures et bienfaisantes vous assisteront toujours dans votre vie, obéissez-leur, parce qu'elles viennent de l'infinie sagesse du grand maître des innombrables mondes qui gravitent dans l'espace. Faites profiter vos frères incarnés de tout ce que vous aurez vu et appris, vous serez récompensé de vos peines.

A ce moment le fantôme cessa de parler, et il y eut un long silence que je n'osai troubler.

Tout ce que je venais d'entendre me semblait tellement surprenant, me paraissait tant dépasser mon entendement humain, que je ne trouvais aucune parole pour exprimer mon étonnement.

Le fantôme s'aperçut de mon émoi, il eut un léger rire, puis il me dit :

— Je vous avais prévenu, il ne faut point vous troubler.

— Cependant, balbutiai-je…

— Oui, reprit le fantôme, vous doutez encore, vous doutez, avec votre raisonnement de scientifique orgueilleux, parce que vous êtes comme tous les êtres humains, votre pauvre science que vous croyez si grande, ne peut vous donner que bien peu de choses de précis sur les lois qui régissent les Mondes.

Ici, sur cette Terre, où vous allez vivre longtemps encore, vous serez étonné dans quelque cinquante ans des progrès réalisés.

A cette époque, des idées scientifiques nouvelles seront venues bouleverser celles qui existent aujourd'hui. Des choses que l'on considère actuellement comme des utopies seront réalisées. Les hommes transmettront, par des procédés nouveaux, des messages télégraphiques à des distances énormes, ils voleront comme les oiseaux, sous l'azur du ciel bleu, ils pourront emprisonner la voix humaine et la conserver aussi longtemps qu'ils le voudront ; d'autres découvertes leur permettront de voir et de lire ouvertement dans leurs organes vivants, et tout cela ne sera rien encore, à côté de ce qu'il restera à découvrir sur ce même globe terrestre. (Le fantôme a prévu la télégraphie sans fil, le phonographe, l'aviation, les rayons X, etc.)

Vous vous retrouverez en relations avec les descendants de ma famille, car c'est dans elle que je vais prendre un corps de chair.

La personne que vous êtes allé voir à Blois a un fils qui vient de se marier.

Dans peu de temps, je serai le fils de ce fils.

Avant de vous quitter, et afin d'avoir toujours un prétexte pour rester en relations avec la famille de L., je vais vous remettre les papiers dont on vous a parlé et qui sont déposés dans cette bibliothèque.

Le fantôme s'était levé et avait ouvert le meuble. Il prit, sur l'une des planches, une sorte de dossier et après en avoir secoué la poussière, il me le tendit :

— Voici ce qui justifiera votre visite ici. Vous trouverez du reste, dans ces papiers, des renseignements intéressants concernant la famille de L.

Adieu, je vous quitte, ayez confiance et poursuivez votre mission, n'oubliez pas que plus tard, lorsque vous me reverrez à nouveau réincarné, vos lèvres devront être closes devant moi, quels que soient les événements auxquels vous assisterez. Peut-être me sera-t-il permis de vous reconnaître, je ne sais, ceci me reste caché, toutefois je suis sûr que vous ne pourrez douter de ma réincarnation.

A ces derniers mots, une lueur plus puissante remplit la chambre et très nettement je vis le fantôme se fondre en quelque sorte dans cette lumière, puis disparaître avec elle.

Je tombai à genoux, ébloui, et je restai là prosterné, laissant le temps s'écouler, presque inconscient.

Lorsque je relevai la tête, la nuit était venue, je me mis debout, puis après avoir pris les papiers, je sortis de la maison, et d'un pas chancelant, je repris le chemin pour m'en retourner chez mes grands-parents.

Sur la route, je levai la tête vers le ciel merveilleusement étoile. La tempête, survenue quelques heures auparavant, avait chassé jusqu'au plus léger nuage, et une belle nuit d'été, claire et sereine, laissait entrevoir dans les profondeurs célestes, toutes les étoiles scintillantes.

Rarement il m'avait été donné de voir nuit plus belle et plus claire. En regardant la voûte céleste, je pensais au passage des psaumes : Coeli enarrant gloriam Dei (Les cieux racontent la gloire de Dieu).

Après les révélations du fantôme, je commençais à comprendre que l'homme était encore loin de connaître la puissance de ce Dieu, créateur de ces mondes qui gravitaient dans l'espace infini.

Une grande paix était descendue en mon âme, car je sentais que je venais d'apprendre un des plus formidables secrets qui expliquaient l’être humain et justifiaient la majestueuse et infinie puissance de son Créateur.

Et mes lèvres s'ouvraient pour crier ce secret, pour dire ma joie, pour raconter et expliquer tout ce que je venais de comprendre en cette mémorable soirée.

La vie m'apparaissait sous son véritable jour. Un coin du voile mystérieux qui en cachait le pourquoi, était maintenant soulevé pour moi.

Mais tout de suite, je me souvenais que j'étais condamné au silence, et une sorte de souffrance venait, par instants, troubler le grand bonheur que je ressentais.

Déjà j'aurais voulu être le vieillard arrivé au terme de son existence pour constater ce qui m'avait été révélé ; je brûlais du désir de savoir, de connaître encore plus à fond le grand mystère pour l'annoncer enfin au monde étonné.

Et mon regard implorant fouillait les profondeurs célestes, tandis que mes lèvres tremblantes répétaient tout bas : Coeli enarrant gloriam Dei !

DEUXIÈME PARTIE

CHAPITRE VII

Nous sommes en 1890. Trente-cinq années se sont écoulées depuis les événements que je viens de raconter.

Bien de fois au cours de ce long espace de temps, j'avais pensé au fantôme de la Villa du Silence et à ses révélations. Je m'étais efforcé, par une étude constante, autant du moins que me le permettait ma profession, de me documenter sur toutes les manifestations psychiques ayant eu écho dans le monde.

Si le fantôme avait dit vrai, je devais incessamment être le témoin des faits qu'il avait annoncés, et j'avoue bien franchement que je croyais à la réalisation très exacte de ses prophéties.

Toutes mes études, toutes mes réflexions, toutes mes expériences concouraient à me donner cette idée et j'attendais avec confiance.

De 1855 à 1890, des événements nombreux étaient venus renforcer mon opinion, et ma situation de docteur en médecine m'avait permis de suivre attentivement les remarquables expériences de savants connus dans le monde et qui s'étaient hautement prononcés sur la valeur des résultats stupéfiants qu'ils avaient obtenus.

Les expériences de Sir William Crookes, en 1874, avaient particulièrement retenu mon attention, et dans les acerbes critiques qui s'étaient produites autour de ces expériences célèbres, je m'étais toujours montré l'ardent défenseur du savant consciencieux qui avait osé braver l'ignorance et la sottise humaines.

Je souriais chaque fois qu'une découverte nouvelle venait étayer les théories qu'une rigoureuse logique m'avait fait entrevoir au cours de ces trente-cinq années d'étude et de réflexion, et une joie montait en moi, à la pensée que bientôt j'allais apporter une nouvelle pierre à l'édifice si lentement construit.

La théorie des vies successives me paraissait parfaitement admissible, j'y trouvais du reste; la seule explication possible de toutes les inégalités sociales et des différences d'intelligence entre les divers êtres humains.

Le procureur impérial, que j'avais vu jadis à Blois, était mort depuis longtemps, mais je savais que son fils aîné vivait encore et qu'il avait eu un fils, né précisément en cette année 1855, où j'avais constaté des faits si extraordinaires.

En rapprochant les dates, je me demandais si ce fils n'était pas le fantôme réincarné de la Villa du Silence et si je n'allais pas bientôt me retrouver face à face avec lui.

Pourtant rien ne me faisait encore prévoir cette éventualité et un léger doute effleurait parfois mon esprit.

En cette année 1890, j'étais tout particulièrement hanté par ce doute, et j'en ressentais quelque tristesse.

Comme nous étions déjà au printemps, je m'étais décidé à me reposer quelque temps à la campagne, dans ce gentil pays de Château-du-Loir où grand-père, mort depuis longtemps, ni avait laissé une coquette petite maison.

Presque tous les ans, j'allais villégiaturer quelques jours à Château-du-Loir, et je dois dire qu'aux souvenirs familiaux qui m'y attiraient, se mêlait aussi le souvenir de l'étrange visiteur de la Villa du Silence.

Celle-ci existait toujours, mais elle était complètement transformée. Déjà, depuis quelques années, vers 1886, j'avais assisté à ce changement On avait coupé les herbes du parc, fait des réparations à la maison, et la propriété avait pris un tout autre aspect, mais une chose m'avait étonné en l'examinant : son propriétaire lui avait conservé le nom de « Villa du Silence » et l'avait en quelque sorte officiellement consacré en le faisant peindre sur une plaque apposée contre la grille.

Je m'étais renseigné et j'avais vite appris que la propriété appartenait à M. Roger de L., jeune docteur en médecine.

À cette nouvelle, j'avais ressenti une grande joie, car la possibilité de me rencontrer avec le propriétaire de la villa m'apparaissait toute simple et toute naturelle. La même profession créait un certain lien entre nous, et il devenait relativement facile de se connaître un jour.

L'occasion allait se présenter plus vite que je ne le prévoyais.

J'étais fort connu à Château-du-Loir, bien souvent il m'arrivait de dîner chez quelques notabilités du pays, gros fermiers, notaires ou médecins et chaque fois j'y faisais de nouvelles connaissances.

J'avais pour ami intime un vieux médecin, et je venais précisément de recevoir de sa part une gracieuse invitation pour venir dîner le premier dimanche de mon arrivée dans le pays.

Je n'avais garde de manquer à cette invitation, car je prisais tout particulièrement la compagnie de mon brave ami.

Au jour dit, je fus donc exact au rendez-vous.

M. Antoine Boulay, c'était le nom de mon confrère, me reçut, comme toujours, très aimablement, et m'annonça en même temps qu'il allait avoir un troisième convive.

— C'est un jeune médecin de Blois, me dit-il, dont vous ferez la connaissance.

Le nom de la ville de Blois, réveilla soudainement en moi certains souvenirs, et je questionnai le docteur Boulay.

— Quel est donc ce confrère cher ami ?...

— Le docteur Roger de L.

— Roger de L., fis-je en sursautant sur la chaise où j'étais assis.

— Tiens, vous le connaissez ?...

En une seconde j'avais repris tout mon sang-froid : donc ce fut très placidement que je répondis négativement sans laisser percer le trouble de mon âme.

— Vous verrez, me déclara le docteur Boulay, M. de L. est un homme charmant, doublé d'un savant. Fils et petit-fils de magistrats, il a préféré suivre la carrière médicale, plutôt que d'entrer dans la magistrature. J'ajoute que sa grosse fortune lui permet d'exercer son art en amateur. Toutefois, il n'en est pas moins un médecin remarquable, un savant très distingué et qui s’est déjà révélé par plusieurs travaux fort intéressants. Vous aurez certainement plaisir à converser avec lui, je suis très heureux de pouvoir vous faciliter sa connaissance.

— Mais oui ! Parfaitement ! Dis-je, sans trop savoir ce que je répondais, cela me fera grand plaisir, car si je ne connais pas encore notre jeune confrère, j'ai du moins connu son grand-père.

Mentalement, tout en causant, je faisais le calcul que l'époque annoncée par le fantôme était certainement arrivée.

Quelles étaient donc les surprises qui m'étaient réservées ?...

A n'en pas douter, le personnage que l'on m'annonçait était bien le fantôme réincarné, et j'allais enfin le voir.

Ce fut un peu nerveusement que j'attendis l'arrivée de l'hôte du docteur Boulay.

A sept heures, un domestique vint annoncer que M. de L. était arrivé, quelques minutes après, sur l'ordre de son maître, il introduisit le visiteur.

Je m'étais levé, les yeux fixés sur la porte, j'attendais anxieux, lorsque M. de L. parut, je dus me raidir pour dominer mon émotion.

Mon ami s'était avancé vers le visiteur et, après lui avoir serré la main, il fit les présentations d'usage.

Par un effort véritablement surhumain, j'avais vaincu totalement mon émotion et je pus prendre la parole sans trembler en m'adressant au nouvel arrivant.

— Je suis d'autant plus charmé de faire votre connaissance, lui dis-je, que j'ai eu l'avantage, jadis, de connaître votre grand-père, lequel était à cette époque, en 1855, procureur impérial à Blois.

M. de L. s'inclina.

— Et vous voyez son petit-fils, mon cher confrère, charmé de nouer des relations de bonne amitié avec vous; j'espère que nous aurons désormais l'occasion de nous voir assez souvent. Notre ami commun, M. le docteur Boulay, vous a peut-être dit que je venais dans ce pays assez fréquemment, particulièrement l'été. Je possède à proximité de Château-du-Loir, une propriété où je me plais beaucoup, j'y viens, certaines années, séjourner pendant toute la belle saison. Je suis docteur en médecine, c'est vrai, mais je n'ai point, le souci d'une clientèle, car je fais de la médecine par amour de la science. Parfois, il est vrai, je me considère un peu, en pensant à tous mes confrères, comme un profane qui se serait introduit furtivement dans le sanctuaire des travailleurs que vous êtes tous. Je m'efforce toutefois de mériter l'estime en cherchant à me rendre utile par mes recherches scientifiques et je suis doublement heureux lorsque j'y parviens.

Au fur et à mesure que le docteur Roger de L. parlait, je l'examinais, et à vrai dire, je ne reconnaissais, ni dans sa physionomie, ni dans sa parole, ni dans ses gestes, rien qui pût me rappeler le fantôme de jadis.

C'était bien un homme nouveau, complètement différent de celui que j'avais vu, et n'eût été l’idée bien arrêtée chez moi, que cet homme était l'être réincarné qui m'était apparu, j'aurais pu croire à une divagation de mon cerveau.

Cependant le docteur Boulay nous avait priés de passer dans la salle à manger Quelques instants après, nous étions tous les trois assis devant la table et nous commencions à dîner.

Une conversation banale avait succédé aux premières paroles échangées et malgré ma curiosité d'interroger M. de L., j'attendais l'occasion propice pour avoir des renseignements complémentaires sur sa vie.

Ce fut mon ami, le docteur Boulay, qui incidemment donna à la conversation la tournure que je souhaitais si vivement lui voir prendre.

— Alors, cher Monsieur de L., votre villa est complètement aménagée et transformée ?

— Complètement, et c'est maintenant un séjour délicieux que je me propose d'utiliser le plus souvent possible.

Figurez-vous, continua M. de L., en se tournant vers moi, que la villa dont parle notre ami, est la propriété à laquelle j'ai fait allusion tout à l'heure.

— La Villa du Silence, fis-je étourdiment, et presque aussitôt je me mordis les lèvres.

Fort heureusement, ni mon ami, ni M. de L. ne virent mon trouble.

— Oui, c'est cela, la Villa du Silence. Et j'y songe, puisque vous avez connu mon grand-père, il est naturel que vous ayez entendu parler de cette propriété, qui pendant fort longtemps est restée à l'abandon.

A la mort de mon père, la villa m'échut dans la succession, et lorsque j'en pris possession, elle était dans un état lamentable, le nom qu'elle porte lui avait été donné par les gens du pays, j'ai conservé la tradition, en faisant graver ce nom sur une plaque apposée sur le mur, près de la grille d'entrée de la propriété.

Cette appellation me plaît, elle a un petit air de mystère. Du reste la Villa du Silence mérite nom, puisque pendant de longues années, elle est restée inhabitée et silencieuse.

— J'ai eu l'occasion, fis-je, avec un léger tremblement dans la voix, d'entrer une fois dans cette propriété. Votre grand-père m'avait en effet autorisé à rechercher dans une bibliothèque des documents qui pouvaient m'être utiles dans la préparation d'un ouvrage que j'avais eu à ce moment l'intention d'entreprendre.

— Fort bien, dit M. de L. en souriant, eh bien ! mon cher docteur, si vous me faites le grand plaisir de venir me voir, vous ne reconnaîtrez plus guère la maison et le jardin d'autrefois, mais il y a une pièce que j'ai tenu à conserver pour ainsi dire telle quelle, c'est précisément celle où se trouvait la bibliothèque dont vous me parlez, vous pourrez constater qu'à part le nettoyage indispensable qui était nécessaire, rien n'a été changé dans cette chambre. Vous y retrouverez la bibliothèque en question et certainement aussi les documents que vous avez consultés.

Je ne sais pourquoi, mais je me plais tout particulièrement dans cette chambre dont j'ai fait mon cabinet de travail, en fouillant dans la bibliothèque, j'ai d'ailleurs trouvé quantité de choses du plus haut intérêt.

Le docteur Boulay interrompit M. de L.

— M. de L. est un savant, je vous avais prévenu, mon cher ami.

— Savant bien modeste, répliqua le jeune docteur, et toujours heureux de prendre conseil de savants plus autorisés que lui, c'est pourquoi, je l'espère, vous voudrez bien m’accorder votre amitié et me faire profiter de vos conseils éclairés.

... Insensiblement, au cours du dîner, je me sentais charmé par la conversation très agréable de M. de L., et lorsque nous nous quittâmes, je lui promis formellement d'aller bientôt lui rendre visite à la Villa du Silence.

Du reste, je sentais qu'un besoin impérieux me poussait à le voir souvent, et comme autrefois mes désirs étaient encore amplifiés par ma curiosité de constater les événements dont j'attendais depuis si longtemps la réalisation.

Une crainte pourtant se mêlait à ma curiosité. Cette réincarnation du fantôme devait être logiquement une expiation ; quelles terribles choses allaient donc survenir ?...

A toutes mes pensées, un sentiment douloureux venait se mêler, et je concevais quelque appréhension dans l'attente de ce qui allait survenir.

CHAPITRE VIII

Lorsque je fus seul, après avoir pris congé de mon ami et du docteur de L., je me mis à réfléchir à la personnalité de ce dernier.

Il n'y avait pas à douter, Je venais d'être mis en présence de l'ancien fantôme de la Villa du Silence, et pourtant comme Jadis, des doutes m'assaillaient encore.

Aussitôt rentré chez moi, Je m'enfermai dans mon cabinet de travail, et là, je me mis à compulser fiévreusement un dossier que J'avais composé sur les événements de jadis.

Tout m'indiquait que les prédictions attendues depuis trente-cinq ans, allaient s'accomplir. Mais toujours la même crainte se mêlait à la fois à ma joie et à mes doutes.

Cette nouvelle réincarnation ne pouvait être, ne devait être qu'une vie d'épreuves pour l'assassin, et j'établissais un parallèle entre la situation actuelle du docteur Roger de L. et cette même vie d'épreuves qu'il devait supporter.

Je n'entrevoyais actuellement aucun malheur, et je me demandais anxieusement ce qui allait advenir.

A quels horribles drames allais-je assister ?...

Les événements, je le sentais très nettement, allaient se précipiter, et j'avais l'intuition que chaque jour amènerait pour moi une nouvelle surprise.

J'avais promis au docteur de L. de lui rendre visite dès le lendemain, à la Villa du Silence, et j'étais bien décidé à tenir ma promesse.

Une partie de la nuit, je restai ainsi à ma table de travail, rêvant, réfléchissant, et le petit jour vint me surprendre.

Presque honteux de m'être tant absorbé dans mes réflexions, je soufflai ma lampe et je fus me coucher afin de prendre un repos dont j'avais le plus grand besoin.

Je m'endormis assez rapidement et lorsque je me réveillai il était près de midi.

Hâtivement, après avoir procédé à ma toilette, je déjeunai et me préparai à me rendre à la Villa du Silence, où je devais me trouver à deux heures.

Comme jadis, une certaine émotion me faisait battre le coeur, lorsque je fus sur la route, il me sembla me retrouver à trente-cinq ans en arrière, quand je faisais ce même chemin pour me rendre au rendez-vous du fantôme.

Lorsque j'arrivai en face de la fameuse grille en fer forgé, je m'arrêtai un instant, mon coeur battait si fort que j'eus un moment la crainte de me troubler et de paraître ridicule en me retrouvant en présence du docteur de L.

Timidement je tirai la chaîne attachée à la cloche et j'attendis.

Presque aussitôt une jeune servante accorte et légère parut en haut du perron et rapidement vint m'ouvrir la grille.

Aussitôt introduit dans le jardin, je jetai un coup d'oeil autour de moi.

Tout était bien changé, et de chaque côté de la maison, je ne voyais plus les grands arbres et les hautes herbes qui formaient autrefois une sorte de décor sauvage autour de la villa.

Cependant j'avais suivi la servante et pénétré dans la maison.

À peine avais-je franchi le seuil de la première porte que j'aperçus le docteur Roger de L. qui vint à moi les mains tendues, puis sans façon il m'entraîna en me disant :

— Venez donc par ici, dans mon cabinet de travail, nous y serons bien, et nous pourrons causer. Ensuite, dans la soirée, lorsque le soleil sera moins vif, je vous ferai visiter la propriété.

Tout en parlant il m'avait introduit dans son cabinet de travail.

Aussitôt entré dans cette pièce, je m'arrêtai saisi.

M. de L. qui s'aperçut de mon émoi, se mit à rire.

Ah ! mon cher docteur, vous vous reconnaissez, c'est la chambre où vous êtes venu jadis chercher les papiers que mon grand-père vous avait autorisé à compulser.

Comme je vous le disais hier, je n'ai rien voulu changer à cette pièce, et après l'avoir fait nettoyer très soigneusement, j'en ai fait mon cabinet de travail.

A ce propos, je vais vous raconter une histoire, qui peut-être vous paraîtra bizarre, et je vous demanderai le mot de l'énigme qui, je l'avoue, m'embarrasse fort.

— Une histoire, fis-je, voyons, racontez !...

— Alors, asseyez-vous, je vous prie.

Et comme je me hâtai d'obéir, M. de L. s'assit lui-même en face de moi, devant le bureau, à la même place où jadis s'asseyait le fantôme.

La lumière du jour tamisée par un store vert placé à la fenêtre, laissait tout le fond de la chambre dans une sorte de pénombre, et je retrouvais d'une façon saisissante les mêmes aspects, et les mêmes tons qu'autrefois.

— Comme vous le savez, commença M. de L. il y a toujours eu ici une bibliothèque. Or, peu de temps après mon arrivée à la villa, la première fois que je m'y installai pour y séjourner quelques jours, j'eus besoin d'un renseignement se rapportant à Louis XIV, car je dois vous dire que je m'occupe parfois de recherches historiques.

Or, tout à mes pensées, je songeai tout à coup qu'il me serait peut-être possible de trouver le renseignement dont j'avais besoin dans les Mémoires de Saint-Simon, l'historien du grand Roi.

Eh bien ! et c'est ici où commence véritablement mon histoire, je vins directement dans cette pièce, j'allai droit à la bibliothèque, et sans la moindre hésitation je fus chercher, jusque dans le fond du meuble, les volumes composant les Mémoires dudit historien, et je trouvai effectivement le renseignement, qui m'était nécessaire.

Remarquez bien, et ceci me paraît tout à fait extraordinaire, que j'ignorais absolument que ladite bibliothèque recelât ces livres et immédiatement après les avoir pris et feuilletés, je restai saisi d'étonnement.

Par quel prodige, en effet, avais-je eu l'idée de venir ici et de prendre, sans tâtonnement ces livres, alors que j'ignorais absolument qu'ils y fussent.

Voilà un point que je demanderai à votre perspicacité de bien vouloir élucider.

Mais ce n'est pas tout.

A quelque temps de là, j'eus encore besoin d’un autre renseignement, et cette fois au sujet d'un fait de l'histoire romaine.

De même que la première fois et comme poussé par une force invincible, je revins, toujours sans hésitation, prendre dans cette bibliothèque, une traduction de Suétone, et, après avoir consulté l'ouvrage, je restai encore saisi de l'avoir trouvé du premier coup, au milieu d'un amoncellement de livres de toutes sortes.

Et je vous demande à vous s’il n'y a pas dans ces deux faits-là, une particularité bizarre, dont je cherche en vain l'explication.

Bien mieux, et là, je vous demande de ne pas vous moquer de moi, j'ai retrouvé en feuilletant certains livres de cette même bibliothèque, des textes annotés, il m'a semblé que j'étais moi-même l'auteur de ces annotations.

Ce sont, en somme, mes idées que j'ai retrouvées écrites en marge des volumes, et je vous jure que, s'il m'avait pris fantaisie de faire ces annotations, je les eusse certainement faites dans le même sens.....

Il se fit un silence pendant lequel mon interlocuteur me fixa en souriant.

Les paroles de M. de L. éveillaient en moi de tels souvenirs qu'un instant je fus sur le point de raconter mon étrange histoire, mais aussitôt je pensai à la recommandation du fantôme et je me hâtai de répondre.

— Le fait est bizarre, en effet, mais à votre place, je n'y attacherais pas autrement d'importance.

— Pourtant, il me semble qu'il serait curieux de trouver le mot de cette énigme, et cela d'autant plus que nous sommes docteurs en médecine.

Qui pourra jamais dire ce qu'est exactement notre cerveau, quelle influence et quelle répercussion peuvent avoir sur lui les impressions extérieures ?

Dans le cas que je vous cite, à quelle impression directrice le mien a-t-il obéi ?

...

Tiendrais-je par hasard de mes ancêtres la faculté de me remémorer certaines choses qui leur furent personnelles, et dois-je considérer que j'ai obéi à une sorte d'atavisme psychique qui me vient directement d'eux ?

Mais alors comment expliquer cet atavisme psychique ?... Par quel prodige ais je pu emmagasiner en moi une faculté susceptible de produire de si curieux phénomènes ?

Depuis que je suis docteur en médecine, je me suis appliqué tout particulièrement à l'étude du cerveau humain, à rechercher et à expliquer les similitudes qui peuvent exister psychiquement entre les individus d'une même famille.

J'avoue que jusqu'à ce jour rien ne m'a donné la clef de ce grand mystère, je viens demander aujourd'hui à votre science et à votre grande expérience, un peu de lumière pour éclairer ce ténébreux problème.

— Votre question, je l'avoue, m'embarrasse fort, toutefois je crois cependant pouvoir vous donner une demie satisfaction, en vous demandant de vouloir bien répondre exactement à mes questions, lesquelles du reste, n'auront qu'un caractère scientifique, dont je m'efforcerai de ne pas m'écarter.

— Mon cher Maître, je vous écoute, fit M. de L. en souriant.

— Eh bien ! Vous parliez tout à l'heure d'atavisme psychique pouvez-vous me définir exactement ce que vous entendez par ce mot ?...

— Cela me semble assez simple. J'entends par atavisme psychique, les facultés qui nous viennent de nos ascendants. Pour nous autres, docteurs en médecine, il est un fait pour ainsi dire acquis, c'est que physiquement l'enfant a presque toujours les mêmes tares que ses ascendants, les mêmes qualités aussi, et comme le moral est étroitement lié au physique, il me paraît logique que ce même enfant soit également tributaire de ses parents, dans ce domaine.

— Pourtant il est facile d'infirmer votre théorie, car si, d'un côté, en bien des circonstances, je vous l'accorde, l'enfant ressemble physiquement et moralement à ses parents, il est d'autres cas, non moins nombreux, où il existe, au contraire, une dissemblance considérable.

— J'avoue à mon tour être embarrassé, et je me suis déjà demandé si la complexité de notre nature n'était pas la résultante de causes toutes autres que celles susceptibles de provenir directement de nos ascendants, et ces causes — peut-être trouverez-vous mon raisonnement peu scientifique — ne proviendraient elles pas de nous seulement, c'est-à-dire de notre essence personnelle, en admettant bien entendu que chaque être humain forme un tout complet, n'empruntant à ses ascendants que ce que les lois naturelles d'évolution le forcent invinciblement à prendre.

La Nature, vous le savez comme moi, ne fait point de saut, et je me demande si nous ne sommes pas, les uns et les autres, des êtres en période constante d'évolution, ce qui impliquerait nécessairement de multiples existences antérieures.

— Mon cher de L., vous venez, de me répondre, comme j'aurais répondu moi-même si vous m'aviez posé la question, et depuis longtemps, j'ai sur ce point des idées absolument semblables aux vôtres.

— De sorte que les particularités qui m'ont si fort intrigué proviendraient en somme d'une réminiscence passagère de mes vies antérieures ?... — Je n'ai point dit cela, m'écriai-je, subitement effrayé de la tournure que prenait notre conversation.

— Et pourtant je l'ai compris ainsi, déclara nettement le docteur de L. en me fixant obstinément.

Oui, je me suis demandé si je n'avais point déjà vécu en ces lieux qui me paraissent si familiers, si je n'avais point compulsé tous ces livres dans cette bibliothèque, et si enfin je n'avais point joué un rôle ici-bas, dans un temps relativement rapproché de l'époque actuelle. Mais d'autre part, une réflexion m'arrête et m'inquiète. Si j'ai vécu sur cette Terre, pourquoi n'ai-je point de souvenirs plus précis de cette ou de ces existences antérieures, et pourquoi suis je en quelque sorte condamné à ne constater que des faits très simples qui me font douter de moi-même et ne servent qu'à me plonger dans un doute obsédant.

— A cela je pourrais vous répondre qu'il n'est peut-être pas dû à l'homme de pouvoir connaître tout le mystère de la vie et de la mort avant qu'il n'ait progressé d'une façon suffisante en sagesse et en science ; le grand mystère dévoilé à des êtres faibles ne serait-il pas une entrave à leur avancement, car si nous observons que l'humanité est à peine née à la raison, il est concevable que nous soyons mis en garde contre nos faiblesses encore trop liées, par une sorte de lien de continuité, à l’histoire des époques antérieures.

Le souvenir pour nous tous, serait peut-être un lourd boulet que nous tramerions après nous, et il est possible que ce souvenir ne puisse se préciser que dans un état supérieur où la matière se trouve nettement dominée par l'esprit.

Mais je vous en prie, ne cherchons pas à élucider ce problème. Vous m'avez promis de me faire visiter votre propriété, je vous rappelle votre promesse, du reste, si tout cela vous intéresse, nous reprendrons cette conversation, et nous aurons, je pense de belles dissertations à faire sur ce sujet.

Un peu nerveux, je m'étais levé de mon siège, et je forçai en quelque sorte le docteur de L. à m'imiter.

Très gaiement cependant, il me fit observer que la chaleur était encore trop forte à cette heure de la journée pour descendre au jardin, mais j'insistai tant que, finalement, il se rendit, et nous quittâmes son cabinet de travail où atmosphère me semblait pénible et lourde.

Quelques minutes après, nous étions dans le jardin, et je m'efforçais de donner un tour nouveau à notre conversation.

Que de changements dans ce jardin !...

M. de L. avait vraiment fait donner un bel aspect au magnifique terrain qui entourait la villa. Des allées larges et harmonieusement dessinées avaient remplacé les méandres embroussaillés de naguère, et des multitudes de rosiers, en pleine floraison, car nous étions au mois de mai, embellissaient encore les vastes pelouses bordées d'oeillets multicolores. Seuls quelques grands arbres avaient été conservés ; de ci, de là, leurs feuillages épais jetaient une ombre fraîche sur les parterres fleuris, et j'étais émerveillé de la beauté du jardin ainsi transformé.

M. de L. eut un sourire en voyant mon étonnement.

— J'ai fait, me dit-il, de grosses dépenses dans cette propriété, et je suis sûr qu'en vous même vous faites une comparaison entre l'état actuel et celui d'autrefois. J'ai tenu à donner un aménagement princier à ce parc, car lorsque je vais être marié prochainement, je compte habiter la villa la plus grande partie de l'année.

— Ah ! Vous vous mariez ?...

— Oui, et j'espère que vous allez me faire le grand honneur d'être l'un de mes témoins. Ne refusez pas, je vous en prie. Vous pouvez me rendre ce service, et je serai grandement honoré de votre acceptation. Nous nous connaissons depuis peu, c'est vrai, mais nous allons certainement avoir l'occasion de nous voir très souvent, puisque notre profession commune tend à nous rapprocher continuellement et je serai toujours très heureux de vous compter au nombre de mes amis.

En vous voyant pour la première fois, je me suis senti invinciblement attiré vers votre personne et je suis sûr d'avance de trouver en vous un ami fidèle, doublé d'un conseiller sûr et expérimenté.

— Vous êtes vraiment aimable et je serai très heureux de satisfaire votre désir.

— Fort bien ! J’étais sûr d'avance que vous accepteriez. Ah ! Docteur, vous verrez combien la jeune fille que j'ai choisie est digne de mon amour.

— Oh ! Oh ! Vous me semblez en effet fort amoureux, et je vais me permettre de vous demander quelle est cette jeune fille !...

— Vous devez certainement la connaître, au moins de nom, car elle est apparentée à une famille bien connue dans la contrée ; elle est la petite-nièce de ce marquis de Rosay qui fut assassiné sous la Révolution par mon grand-oncle, André de L. et, si bizarre que puisse vous paraître cette alliance, elle me semble à moi, toute naturelle.

En entendant cette révélation, je crus que la terre allait s'entrouvrir sous mes pas, je dus un instant m'arrêter et m'appuyer contre un arbre pour cacher mon émotion.

Oui, poursuivit M. de L., les haines doivent s'oublier, et si de mauvais souvenirs viennent un peu troubler notre félicité, nous devons, les uns et les autres, nous efforcer d'oublier les querelles et les fautes de nos aïeux pour vivre dans l'harmonie bienfaisante et l’amitié réciproque qui nous rendra la vie douce et belle.

Une émotion intense me gagnait au fur et à mesure que le docteur Roger de L. parlait et encore une fois, il me sembla voir et entendre le fantôme de jadis.

Je crus cependant devoir demander quelques renseignements.

— Vous venez de me dire que votre fiancée était une descendante du marquis de Rosay, tué pendant la Révolution, le marquis avait donc plusieurs enfants car, si je ne m'abuse, sa fille avait partagé son malheureux sort.

— Oui, M. de Rosay avait un fils, lequel eut lui-même des enfants ; ma fiancée est la fille de l'un de ces derniers.

Il y eut du reste quelque résistance lorsque je demandai sa main, et ce fut assez difficilement que je parvins à vaincre la répugnance de l'aïeul paternel, lequel avait été élevé dans la haine de notre famille.

Seulement, est-ce que vraiment nous devions, Mlle de Rosay et moi, porter la responsabilité des fautes de nos ancêtres ?

J'ai plaidé ma cause et j'ai gagné sur toute la ligne, Mlle Germaine de Rosay sera ma femme et nous viendrons, elle et moi, habiter cette villa.

Notre présence ici fera fuir les mauvais souvenirs et nos deux familles, indissolublement unies, travailleront de concert à s'élever par l'amour, dans le culte du beau et du bien.

Vous assisterez, mon cher docteur, à notre bonheur, et vous serez vous-même heureux de nous voir ainsi.

Bientôt, dans quelques semaines, la villa sera en fête. Vous goûterez, avec nous, la joie de vivre dans la paix heureuse de nos campagnes ensoleillées et fleuries.

CHAPITRE IX

À l'inverse de ce qui s'était toujours passé en moi quand survenaient des événements étranges, je restai cette fois très froid. Même une sorte de soulagement était venu, comme un baume bienfaisant, adoucir et consoler mon âme tout entière.

Depuis trente-cinq années que j'attendais la réalisation de ce qui m'avait été annoncé, je me trouvais heureux d'être enfin au terme de cette longue attente, et une joie très douce s'emparait de moi.

Ainsi, avec une précision pour ainsi dire mathématique, tout se réalisait, le mystère obsédant cessait d'un seul coup et ma pensée était lumineusement éclairée par la réalité des faits. Mais toujours à ma joie se mêlait une crainte, car enfin la réincarnation du fantôme devait être une expiation, et cette crainte me torturait.

Jusqu'à présent, je ne discernais pas exactement quelle serait cette expiation ; je me consentais d'enregistrer le rapprochement extraordinaire qui s'était fait pour ainsi dire tout naturellement entre les principaux acteurs du drame de jadis, sans pouvoir formuler nettement ce qu'il adviendrait, dans l'avenir, de ce rapprochement.

Pendant les trois semaines qui suivirent ma conversation avec le docteur de L., je réfléchis longuement sans pouvoir trouver une solution satisfaisante et je pris le parti de ne point m'émouvoir.

Des événements devaient encore se produire, c'était certain, inévitable, fatal, et je devais comme précédemment, les contrôler sans y pouvoir rien changer.

Mon rôle ne devait cesser à aucun moment d'être purement passif. Je me rendais compte, une fois de plus, que je ne pouvais faire autre chose que de me cantonner dans l'observation rigoureuse de tout ce qui se passerait sous mes yeux.

Ma fonction de témoin au mariage de mon jeune confrère m'avait forcé à le revoir plusieurs fois avant la cérémonie nuptiale, mais je m'étais scrupuleusement gardé de faire la moindre allusion aux événements terribles qui s'étaient passés sous la Révolution.

Du reste, M. de L. n'était plus revenu sur ce sujet, et il m'eût semblé commettre une mauvaise action en l'y forçant.

Le hasard de mes visites à la villa m'avait donné l'occasion d'y rencontrer un jour Mlle Germaine de Rosay, et j'étais resté émerveillé de la grâce et de la beauté de cette jeune fille.

Il me semblait n'avoir jamais contemplé une créature plus parfaite.

Grande, élancée, brune, avec une chevelure abondante, un teint légèrement rosé, un profil d'une pureté impeccable, il se dégageait de toute sa personne une grâce et un charme infinis.

Ses yeux étaient noirs, brillants, animés, doux et admirablement fendus, ombragés par de longs cils qui voilaient un peu le feu du regard. Le son de sa voix me remuait étrangement quand elle me parlait.

Et je comprenais tout, l'amour passionné de M. de L. pour cette créature si étonnamment belle.

.... Enfin, vint le jour de la cérémonie. Le mariage eut lieu sans grand apparat, le 1er Juin 1890, et un grand dîner réunit, le soir, les familles des époux et leurs amis.

Ce dîner eut lieu à la Villa du Silence. Ce jour-là, la propriété mérita de perdre son nom, car une franche gaîté ne cessa de régner parmi les convives.

Tout ce que la beauté, la jeunesse, l'amour, la fortune étaient susceptibles de donner, semblait s'être rencontré pour le bonheur des époux, et de tous ceux qui assistèrent à cette fête, je fus le seul à conserver des craintes sur événements qui devaient suivre.

Le jeune couple devait partir en Italie et y séjourner jusqu'au commencement de l'automne. M. de L. m'avait du reste annoncé son départ prochain avec sa jeune femme.

— Nous vous donnerons de nos nouvelles, m'avait-il dit, et j'espère bien qu'à notre retour vous n'oublierez pas de venir souvent nous rendre visite.

L'amitié que M. de L. semblait avoir pour moi l'avait poussé à me prendre, comme il me l'avait avoué, pour son confident intime, et j'éprouvais même une sorte de gêne à m'immiscer involontairement dans sa vie ; mais, malgré tout, je songeais aussi qu'il devait en être ainsi, et je me laissais aller sans résistance à l'amitié que, moi aussi, je ressentais pour les deux jeunes gens.

Le jour même de leur départ, ils me renouvelèrent la promesse de me donner de leurs nouvelles, et je les accompagnai jusqu'à la gare, en leur souhaitant un charmant voyage.

Or deux mois s'étaient déjà écoulés et je n'avais encore reçu aucune nouvelle.

J'étais vaguement inquiet, et chaque matin je guettais le facteur avec l'espoir de trouver enfin dans mon courrier un mot de M. de L.

Le premier jour du troisième mois, je reçus enfin une lettre venant de Florence, et je ne puis mieux faire que de la transcrire ici dans son entier.

Florence, le 1er août 1890.

Bien cher ami.

Peut-être êtes-vous étonné de n'avoir pas encore de nos nouvelles, mais vous nous excuserez en pensant que de jeunes mariés qui accomplissent leur voyage de noces sont des gens fort occupés.

Le monde n'existe plus guère pour eux, et ils sont un peu égoïstes, tout à la félicité de se trouver réunis pour goûter le vrai bonheur d'une union bien assortie.

Nous avons suivi la règle, nous avons été follement égoïstes et follement heureux.

Puis, nous avons couru à travers cette Italie délicieuse et pittoresque ; nous avons visité Rome, Naples, Venise et nous sommes présentement à Florence, d'où je vous adresse cette lettre.

Et je viens, cher ami, vous demander un conseil.

Oh ! Ne vous effrayez pas, il n'y a, du moins je le crois, rien de grave, mais tout de même j'ai besoin d'avoir recours à votre science de médecin, et à votre avis d'ami sûr.

Vous avez vu Germaine avant notre départ. Elle avait, n'est ce pas, une santé florissante, santé qui s’est maintenue pendant six semaines à peu près, malgré les fatigues de nos pérégrinations, mais depuis quinze jours, il n'en est plus ainsi, ma Germaine adorée me semble atteinte d'un mal inexplicable autant qu'inexpliqué.

Toute ma science de médecin ne parvient pas à me permettre de faire un diagnostic qui me satisfasse, et J’ai recours à vous pour m'aider.

Il ne s'agit point, j'en suis sûr d'une maladie ordinaire. Germaine est de bonne constitution. Je ne crains point pour elle l'anémie. Elle est seulement atteinte de cauchemars terribles, suivis d'une sorte de délire intermittent qui la laisse brisée, anéantie, sans forces.

Aussitôt qu'elle essaie de prendre un peu de repos, les cauchemars se succèdent, ce n'est que dans la journée qu'elle peut trouver un peu de calme relatif et dormir paisiblement.

Les premiers jours, nous avions mis cela sur le compte de la fatigue, de nos courses continuelles, de nos promenades trop nombreuses, mais nous n'avons pas tardé à nous apercevoir que la cause ne venait point de là.

Est-ce le début d'une maladie de langueur ; est-ce le prélude d'un état hystérique encore mal caractérisé est-ce le signe prémonitoire d'une anémie cérébrale ; est-ce enfin une simple perturbation physique qui n'aura point de suites graves, je ne peux rien préciser et je suis, par conséquent, dans l'impossibilité de prescrire un traitement et des remèdes appropriés.

Mais ce qui m'inquiète surtout, ce qui me terrifie pour mieux dire, c'est la nature de ces cauchemars.

Germaine voit du sang, du sang partout ; elle se débat contre des ennemis imaginaires ; elle crie, elle hurle de frayeur, et lorsqu'elle se l'éveille brusquement au milieu d'une crise, elle reste hébétée, le visage tourmenté.

Hier encore, comme je m'approchais d'elle pour la rassurer, elle m'a écarté soudain avec violence en me disant : « Arrière, assassin !... », Puis subitement, ayant repris conscience, elle a eu une crise de larmes en me demandant pardon.

Et nous souffrons l'un et l'autre de ce mal extraordinaire ; nous souffrons alors que tout devrait nous sourire ; nous souffrons quand nous pensons qu'il y a peu de jours encore, nous goûtions la plus parfaite félicité.

Nous avions pensé à revenir bien vite en France, mais Germaine d'abord consentante s'y est finalement refusée et nous avons seulement quitté Venise pour Florence où nous sommes depuis trois jours.

Et le mal me paraît augmenter ; je suis là impuissant, fou de désespoir de voir ma bien-aimée dans un si terrible état.

Que faire ?... Ah ! Mon cher ami, conseillez-moi, indiquez-moi un remède, un traitement; moi, je ne puis rien, je sens l'impuissance de toute ma science médicale devant ce mal étrange.

Germaine dépérit, ses joues se creusent, et pourtant j'en suis sûr, l'auscultation minutieuse ne m'a rien révélé. Elle n'a rien, rien que l'obsession de ces affreux cauchemars.

Je commence à avoir peur, une peur que je ne peux pas analyser, presque une peur d'enfant, qui se renouvelle perpétuellement, et je voudrais vous avoir près de moi pour me rassurer.

Ecrivez-moi vite, vite, dites-moi quelque chose, efforcez-vous de trouver un remède, peut-être nous réussira-t-il, et je vous remercierai à genoux.

J'attends sans faute une lettre. Je vous en prie nous sommes tous les deux si malheureux.

Germaine et moi nous vous prions d'agréer toutes nos amitiés.

Roger de L.

En post-scriptum, le docteur de L. me priait d’adresser ma correspondance poste restante, prétextant qu'il se proposait de se fixer à un autre endroit que celui où il était provisoirement installé.

Lorsque j'eus terminé la lecture de cette missive, je fus pris d'une émotion si intense que je me mis à pleurer.

Une souffrance aiguë m'avait soudain envahi et pendant quelques minutes je fus pris d'un tremblement convulsif que je ne pus réprimer tout de suite.

Enfin, à force d'énergie, domptant mon émotion, je résolus de répondre immédiatement et j'écrivis la lettre suivante :

Mon cher Ami.

Je viens de recevoir votre lettre, et je tiens à vous rassurer sur l'état de Mme de L.

A mon sens, je crois qu'il est enfantin de votre part d'attacher une trop grosse importance aux cauchemars dont vous me parlez.

Je ne vois là qu'un accident passager, une sorte de délire d'interprétation, dont les causes réelles m'échappent, mais qui certainement ne saurait durer.

C'est, je crois, autant du moins que votre description me le fait supposer, une psychose dépressive, facilement guérissable et qui disparaîtra aussi facilement qu'elle s'est installée.

Il est, dans l'occurrence, utile de traiter cette affection bénigne par un effort de volonté, en imposant la vôtre.

Persuadez donc purement et simplement à Mme de L. qu'elle est guérie, ou qu'elle le sera à bref délai, et cela avec une fermeté tenace, absolue. Je suis sûr que vous verrez disparaître en quelques jours, peut-être même en quelques heures, tous les accidents consécutifs au délire d'interprétation suggéré par les cauchemars.

Si toutefois, ce moyen ne vous réussit pas, quittez l'Italie, revenez sans plus tarder. La paix et la tranquillité de nos campagnes rendront certainement la santé à Mme de L., et je m'emploierai du reste de mon mieux pour vous seconder dans le traitement de cette névrose.

Prenez donc courage, promenez-vous, vous êtes dans un pays charmant où la Nature merveilleusement parée doit susciter la joie de vivre.

Ecoutez donc cette grande voix de la Nature, vous puiserez par elle le merveilleux remède qui guérira tout.

Je vous adresse à tous les deux mes meilleurs voeux pour un prompt rétablissement, et je veux vous voir revenir ici à l'automne, pleins de force, de vie et de santé, heureux et confiants dans l'attente paisible d'un avenir tout rempli des joies les plus douces, des bonheurs les plus mérités et toujours renouvelés.

Gilles BODIN.

Ah ! comme j'aurais voulu être sûr que tout ce que j'écrivais serait exact, mais, hélas ! Je songeais avec anxiété que le temps des épreuves et de l'expiation était arrivé et je frémissais d’une angoisse horrible en pensant à M. et Mme de L.

Car il n'y avait pas à s'y tromper. Les cauchemars de Mme de L. rappelaient le crime de jadis, accompli dans la forêt de Jupilles, et c'était bien la vision du carnage qui revenait dans les rêves de la jeune femme.

Quelles allaient être les suites de cet état de névrose ?... Je me le demandais anxieusement, et je souffrais de ne pouvoir tracer un plan bien net de ce qui allait se passer.

Huit jours s'écoulèrent ainsi avant qu'une nouvelle lettre venant d'Italie ne me parvint. Le matin du neuvième jour, lorsque le facteur me remit mon courrier, je distinguai tout de suite une enveloppe portant le cachet de Florence, et je me hâtai de l'ouvrir.

Cette fois, je poussai un soupir de soulagement. M. de L. m'annonçait qu'il avait suivi mon conseil, et que sa femme paraissait avoir retrouvé quelque calme.

« Il y a encore des crises, parfois violentes, ajoutait-il, mais je ne désespère pas de les voir s'atténuer et disparaître à bref délai. »

Il m'informait également qu'ils seraient promptement de retour, Mme de L. désirant ; revenir et habiter la Villa du Silence.

« Germaine me presse de rentrer en France, elle veut s'installer définitivement à la Villa ; elle croit que ce retour fera disparaître ces affreux cauchemars, qui vont en s'atténuant, c'est vrai, mais qui m'inquiètent encore terriblement.

A la lecture de cette seconde lettre, je réfléchis longuement.

Peut-être, pensais-je, ce délire n'est-il qu'un banal accident, et une espérance montait en moi en pensant que les accès dépressifs, l'asthénie pour mieux dire, ne serait que de courte durée. Mais involontairement, ma pensée me ramenait nettement à la vision précise de l'expiation, et je frissonnais à nouveau, tiraillé entre l'espérance et le doute, qui une fois de plus menaçait de s'installer en moi.

Pour faire un peu diversion à ma nervosité, je résolus d'aller jusqu'à la villa, M. de L. ayant eu la gracieuseté de me laisser libre de m'y rendre à ma fantaisie.

« Il y a des livres curieux dans la bibliothèque, m’avait-il dit. Venez donc chercher un peu dans tout cela. Je suis sûr que vous y trouverez, des choses fort intéressantes, et à mon retour vous me ferez part de vos découvertes. » Comme j'avais promis de satisfaire le désir de mon jeune confrère et ami, je me dirigeai vers la villa où j'arrivai une heure après.

Tout de suite j'entrai dans la pièce où se trouvait la bibliothèque, et je jetai un coup d'oeil sur les titres des livres alignés sur les planches.

Ainsi que me l'avait dit M. de L., il y avait là ouvrages rares et curieux, et je fus même un peu surpris d'en trouver quelques-uns d'une très grande valeur.

Ce qui m'étonna, ce fut surtout la diversité de tous ces livres.

Soudain, j'avisai un minuscule volume, sans nom d'auteur et après l'avoir ouvert je constatai que c'était un traité d'astronomie fort ancien.

Je fus tout de suite intéressé par la lecture de ce petit livre.

L'auteur anonyme avait des pensées fort élevées et des théories hardies pour l'époque relativement ancienne, où son ouvrage avait été écrit.

Voici du reste quelques passages textuels qui me parurent fort curieux.

« L'orgueil de l'homme lui a fait commettre l'erreur de considérer la Terre qu'il habite, comme le seul endroit, la seule planète abritant des êtres intelligents.

« De quelle aberration est-il donc saisi, lorsqu'il se figure que les immenses globes qui roulent dans l'espace infini, sont placés là uniquement pour scintiller dans le calme des belles nuits et charmer les yeux.

« Il est à souhaiter que la Science fasse un jour justice d'une telle sottise et d'une telle présomption, en fournissant la preuve que les mondes innombrables que nous apercevons sont autant de globes habités par des êtres peut-être plus avancés que nous. Il est à souhaiter qu'elle fasse entrevoir au genre humain, un peu du grand mystère qui voile à nos yeux la puissance infinie d'un être supérieur, créateur et ordonnateur suprême de ces mondes.

«Ah ! si elle arrivait à prouver que chaque être humain est destiné à parcourir successivement tous les champs de l'infini, en développant perpétuellement sa sagesse et sa science !

« L'étude de l'astronomie est appelée à prendre un grand essor, elle prouvera un jour à l'homme qu'il n'est point le premier parmi les créatures, que son avancement est subordonné à des lois bien définies qu'il ne pourra comprendre que peu à peu, au fur et à mesure que son labeur constant et sa science grandissante le lui permettront.

« Et lorsque ces temps viendront, il daignera un peu plus souvent élever son coeur et admirer la sublime harmonie de la Nature, en pensant qu'il doit s'élever toujours plus haut, vers la beauté, vers l'infinie Sagesse. »

En lisant ces lignes, je me sentais profondément remué. Je me rendais compte que notre humanité avait ses précurseurs, véritables prophètes annonçant les temps futurs, et je commençais à comprendre et à entrevoir les grandes lois qui régissent l'univers.

Les vies successives de chaque être m'apparaissaient vraiment logiques, seules adaptées à la justice et au progrès, et je sentais que la mort ainsi comprise perdait toute son horreur.

Elle était en somme la terminaison inéluctable de périodes plus ou moins longues où l'esprit, esclave de la matière arrive, à force de travail et de persévérance, à dominer un jour complètement cette dernière.

Comme autrefois, lors de la dernière apparition du fantôme, j'aurais voulu crier cela à tous les échos, j'aurais voulu surtout rassurer le jeune couple, dont les malheurs allaient se succéder, et je dus encore, en pensant à tout cela, essuyer les larmes qui montaient à mes yeux et venaient inonder mon visage.

Je devais attendre, attendre encore, pour poursuivre l'analyse de tous les événements qui allaient se produire.

Tout le restant de la soirée, je poursuivis la lecture du petit volume.

Lorsque j'eus terminé, au lieu de le remettre à sa place, je le glissai dans ma poche. Il me semblait qu'il contenait entre ces pages vieillies, comme une parcelle de vérité déposée là par un esprit supérieur, et que, plus tard, j'aurais encore besoin de le consulter pour comprendre certaines choses.

Doucement, comme j'étais venu, je quittais la Villa du Silence, et je rentrai chez moi, songeur.

CHAPITRE X

Le mois d'octobre était arrivé, et j'attendais d'un jour à l'autre le retour de M. et Mme de L. La dernière lettre que j'avais reçue m'annonçait en effet l'arrivée prochaine des deux époux et j'étais un peu nerveux à la pensée que j'allais revoir les personnages qui devaient jouer un si grand rôle dans les événements que je prévoyais.

Je ne ressentis cependant aucun trouble, quand un soir mon domestique vint me prévenir que M. et Mme de L. m'attendaient au salon où il les avait introduits et où je me hâtai de me rendre.

Tout de suite en entrant, mon regard alla à Mme de L., et je ne fus pas surpris de constater du premier coup d'oeil que la jeune femme portait sur son visage les stigmates du mal étrange qui s'était emparé d'elle si subitement.

Malgré qu'elle fût toujours adorablement belle, un changement bien net s'était opéré dans l’ensemble de sa physionomie. Une sorte de froideur semblait figer la jeune femme dans attitude pleine de lassitude et de tristesse, et malgré le sourire de ses lèvres décolorées, je constatai avec effroi que le mal était plus profond que je n'avais osé le supposer.

M. de L. était lui aussi moins gai, et un pli profond avait creusé son front.

Sans rien dire il me serra les mains avec effusion, et ses yeux tristes me désignèrent Germaine.

La jeune femme s'aperçut de la muette interrogation de son époux, car elle s'écria d'un ton qui s'efforçait d'être enjoué :

— Docteur, mon mari n'est pas raisonnable ; je vais mieux, beaucoup mieux, je me sens presque guérie, et je suis sûre que d’ici peu, je le serai complètement.

Les vilains cauchemars dont on vous a parlé s'espacent maintenant de plus en plus; insensiblement je me sens renaître à la vie, à la joie, au bonheur.

Au fur et à mesure qu'elle parlait, je l'examinais curieusement.

Jamais encore, au cours de ma longue carrière médicale, je n'avais été appelé à constater un cas aussi étrange, et je sentais que je me trouvais en face d'un problème horriblement compliqué, dont les données exactes m'échappaient totalement.

Je crus bon cependant de me montrer très gave et de plaisanter, mais ma voix tremblait légèrement et je n'arrivai point à donner le change.

Monsieur de L. très grave, me dit en me désignant sa femme.

— Certes, il y a une grande amélioration, mais beaucoup de choses encore nous inquiètent, et j'espère que, grâce à vous, nous arriverons à vaincre le mal.

Puis longuement, il m'expliqua toutes les phases de la maladie.

De temps en temps, Germaine hochait la tête et un pâle sourire errait sur ses lèvres décolorées.

Lorsque M. de L. eut terminé, je crus bon d'essayer de réagir sur le moral des deux pauvres êtres qui se trouvaient devant moi.

Subitement et avec une jovialité extrême, j'affirmai que le mal était parfaitement guérissable, et je fis si bien que j'arrivai à convaincre un peu M. de L.

— Allons, me dit-il, j'ai confiance en vous, je vous crois.

— Cela vous sera d'autant plus facile, ajoutais-je, que l'avenir justifiera mes prévisions. En attendant, puisque vous êtes mes hôtes aujourd'hui, ne parlons plus de maladie, je vous garde a dîner, et nous causerons de choses plus gaies.

— Je vous approuve, mon cher docteur, déclara Germaine, en riant cette fois d'un rire joyeux.

Toute la soirée se passa ainsi à deviser gaiement et personne n'aurait pu se douter en nous voyant tous les trois, que nous étions intérieurement agités par des pensées tristes que nos rires forcés ne pourraient cacher bien longtemps.

Lorsque, vers la fin de la soirée, je me trouvai un instant seul avec M. de L., celui-ci me posa nettement la question :

— Voyons, dites-moi ce que vous pensez ?... J'essayai de chercher un biais, mais presque brutalement M. de L. me rappela à la réalité.

— Inutile, mon cher ami, de me cacher la vérité, Germaine, je le vois, je le sens, est atteinte d'un mal incurable.

J'eus à mon tour un mouvement de révolte violent.

— Non, affirmai-je, et je vous ai donné un moyen de combattre le mal.

Lorsque vous m'avez écrit la première fois, quelque temps après votre arrivée en Italie, je vous ai conseillé d'imposer votre volonté à la malade. L'avez-vous fait ?...

— Oui, certes, mais le résultat n'a pas donné ce que nous étions en droit d'attendre.

— Patientez encore un peu, car je reste persuadé, médicalement parlant, que la suggestion est efficace contre les accidents dus à l'émotivité, à l'imagination des malades, qu'il s'agisse de fatigue cérébrale, de douleurs, de peurs, ou de rêves hallucinatoires.

Le cas de votre femme, rentrant dans cette dernière catégorie, je crois fermement qu'il doit être traité par la suggestion, et je vous préviens que je vais moi-même essayer de vous aider, car vous me semblez ne pas avoir la volonté suffisante pour arriver sûrement au résultat voulu.

— Soit, déclara, M. de L. j'ai la plus grande confiance en vous, faites donc tout ce qu'il sera possible, et puissiez-vous réussir rapidement, car je sens moi-même mon cerveau se troubler quand il me faut lutter contre la redoutable psychose dont ma bien-aimée Germaine est atteinte.

J'ai longuement réfléchi à ces rêves dont elle est obsédée, et je me demande si ma femme ne revit pas en rêves affreux, quelque événement passé où nos ancêtres à tous les deux se sont trouvés mêlés.

— Quelle idée, fis-je, en dissimulant mon anxiété sous un sourire.

— Ne riez pas, rien n'est plus vrai. Au cours des crises dont elle est atteinte, elle a maintes fois prononcé des mots qui pourraient sembler incohérents, pour d'autres que pour moi, mais qui indiquent nettement une orientation de l'esprit vers des visions précises d'événements accomplis antérieurement.

— Expliquez-vous, je ne comprends pas.

— Eh ! bien oui ! Plusieurs fois Germaine a parlé de meurtre, de guet-apens, et la façon très particulière dont elle s'est exprimée me fait supposer qu'elle revit une scène sanglante qui s'est déroulée dans ce pays-ci.

Une fois, notamment, au cours d'une crise plus violente, elle m'a décrit certaines choses avec une telle précision, que je ne puis douter, d'autant que je possède une base qui me permet de faire des rapprochements singuliers.

— Voyons, voyons, je comprends de moins en moins, précisez, fis-je en frissonnant.

— Vous connaissez la fameuse bibliothèque qui se trouve à la Villa du Silence, car je vous en ai déjà longuement parlé. Or, Germaine qui ignore ce que contient cette bibliothèque a, au cours de ses crises, récité des passages entiers : de notes écrites de la main de mon grand-oncle André de L. et ces passages ont trait précisément à la brouille qui existait jadis entre nos deux familles. Par quel prodige, ma femme a-t-elle pu rappeler ces écrits, et ne voyez-vous pas là une preuve matérielle, indiscutable qu'elle revit bien des événements antérieurs. Voyez-vous, j'ai profondément réfléchi depuis trois mois, je suis sûr que je ne me trompe point, et je tremble de comprendre.

— Quoi donc ?...

— Vous savez, mon cher ami, que mon grand-oncle, André de L. a joué un vilain rôle sous la Révolution, et qu'il a tué le marquis de Rosay et sa fille, dans la forêt de Jupilles.

Or je me demande si ma pauvre Germaine, ne revit pas la scène horrible de ce meurtre.

— Oh !...

— Ecoutez, il me semble que trop d'événements, ou mieux si vous voulez bien, trop de petits faits viennent me troubler, et je ne peux trouver l'explication plausible de ces faits que dans une réminiscence passagère des événements vécus.

Comme je vous l'ai déjà dit et répété, j'ai fouillé de fond en comble la bibliothèque qui se trouve dans mon cabinet de travail, et j'ai découvert dans les papiers des notes sur les faits auxquels mon grand-oncle a été directement mêlé au cours de son existence.

Et il me semble que je connais tout cela depuis longtemps, il me semble que j'ai été le témoin de tous ces faits.

Après tout, et nous avons, si vous vous en souvenez, déjà agité la question, que pourrait-il y avoir d'étonnant à ce que nous ayons les uns et les autres déjà vécu.

Si nous raisonnons scientifiquement sur ce point, vous reconnaîtrez avec moi qu'il est absolument contraire au bon sens d'admettre que nous sommes surgis du néant avec une intelligence déjà développée, avec nos qualités et nos défauts.

Je sais bien que vous ferez intervenir l’innéité, l'hérédité et tant d'autres choses, mais vous vous trouverez forcément amené à ne pouvoir définir exactement tous ces facteurs que vous créez en quelque sorte pour les besoins de la cause.

Vous me direz que nous avons eu une enfance, une adolescence pendant lesquelles notre corps s'est développé en même temps que notre esprit, mais précisément ce développement nous échappe dans son point initial, c'est-à-dire dans cette faculté intelligente que nous avons apportée en naissant.

Et tout me porte à croire que notre existence actuelle n'est que le corollaire, ou, si vous aimez mieux, la continuation normale de vies antérieures.

Est-ce que les transformations successives des êtres ne sont pas de règle courante autour de nous ; ne voyons-nous pas ces êtres progresser lentement sous nos yeux, par une suite de transformations dont la genèse exacte nous échappe, mais dont le résultat bien tangible est indéniable ?

Pourquoi donc alors échapperions-nous seuls à la loi générale, et pourquoi, individus déjà supérieurement organisés par rapport à ceux que nous observons, n'obéirions-nous pas à la même loi inconnue qui règle le développement dans tous les règnes de la Nature.

Toute votre science expliquera-t-elle la diversité des intelligences, les goûts divers, les aspirations contraires, les passions dissemblables entre les êtres humains, les tendances bien nettes vers telles qualités ou tels défauts ? Là encore, vous vous efforcez probablement de faire intervenir l'éducation que chacun de nous a reçue, l'influence des milieux et la question d'hérédité.

Pour l'éducation reçue et l'influence des milieux, vous pourrez, je vous l'avoue, donner des arguments de grande valeur, et affirmer avec quelque apparence de raison, que ces facteurs sont d'une importance considérable, mais où vous vous enliserez effroyablement, c'est lorsque vous essaierez d'expliquer l'hérédité.

Eh bien ! après maints raisonnements, après une étude approfondie, je déclare nettement vouloir substituer le mot réminiscence au terme trop général que l'on appelle hérédité.

Chaque jour qui passe renforce chez moi cette idée, et si je manque d'arguments pour appuyer solidement ma thèse, je suis sûr, par intuition, de ne point me tromper, mais aussi, je tremble de voir la vérité se faire jour à mes yeux.

Vous êtes le seul auquel j'ose confier la détresse de mon âme, mais vous êtes, je crois bien, le seul susceptible de la comprendre, et je viens vous dire ceci : j'ai l'intuition d'avoir déjà vécu et d'avoir été mêlé à des événements terribles.

— Et quand cela serait ? Fis-je un peu vivement. Devez-vous empoisonner votre existence actuelle avec le souvenir vague d'un passé problématique que vous n'êtes nullement sûr d'avoir vécu ? Devez-vous sacrifier à des chimères le bonheur qu'il vous est si facile d'avoir et de retenir ?

— Mon cher ami, laissez-moi vous dire que vous ne saisissez pas très nettement mon état d'âme, et que ce que vous appelez chimères est certainement la résultante de faits antérieurs auxquels j'ai été mêlé indirectement.

Toute la logique de votre raisonnement échouera certainement, quand il s'agira de me démontrer que mes craintes ne sont pas justifiées, car je crois fermement que je ne me trompe pas.

Trop de petits faits viennent corroborer mes pressentiments et étayer les déductions que je fais sur mon état psychique, et malgré tous mes efforts pour vaincre les craintes qui me hantent perpétuellement depuis la maladie de Germaine, je suis bien forcé de subir invinciblement ces hantises.

Je secouai la tête et j'essayai de persuader à M. de L. qu'il se trompait, mais il reprit plus violemment :

— Non, n'essayez point de me donner le change. Evidemment vous vous efforcez de faire renaître en moi un peu de calme, mais il vous sera bien difficile d'arriver à me convaincre.

L'étrange maladie de ma femme, sa névrose, si vous voulez, pour employer un terme médical, m'a forcé à réfléchir profondément, et je ne puis, que dis-je, je ne dois attribuer la cause des phénomènes dont elle est l'objet qu'à la situation antérieure de nos personnalités, situation dans laquelle, elle et moi avons joué un rôle bien net.

J'interrompis M. de L. — Ecoutez, voulez-vous me laisser tenter une expérience sur Mme de L. ; peut-être arriverais-je à la guérir et du même coup à vous enlevez vos idées que vous venez de me développer. Je ne veux point vous dire à l'avance ce que je veux tenter ; je vous demande seulement d'avoir confiance, et de prier Mme de L. de se confier à moi, en venant dès demain se soumettre à l'expérience que je veux faire sur elle.

— Je vous le promets, Germaine ira demain chez vous.

— Efforcez-vous maintenant de ne plus vous torturer l'esprit pour trouver la solution de tant d'énigmes; rejoignons Mme de L. qui est descendue tout à l'heure au jardin, et attendez patiemment et avec confiance les jours heureux !

CHAPITRE XI

- Alors, docteur, vous allez tenter de me guérir… Ah ! Puissiez-vous réussir.

Devant moi, Mme de L. avait joint les mains et ses grands yeux noirs, remplis de grosses larmes prêtes à couler se fixaient sur moi et m'imploraient avec une telle force que je me sentais troublé.

— Voyons, ma chère enfant, soyez raisonnable et surtout conformez-vous scrupuleusement à ce que je vais vous dire. De votre obéissance dépend surtout le bon résultat de mon expérience.

— Soyez tranquille, je suivrai aveuglément vos conseils, je tiens tant à guérir.

— Alors asseyez-vous tout simplement dans ce fauteuil, et le parlez plus, n'ayez aucune crainte, regardez-moi bien en face.

Très passive, Mme de L. avait exécuté ce que je lui commandais, et du premier coup d’oeil, je vis qu'il me serait facile de l’endormir rapidement.

Déjà au cours de ma carrière médicale, j'avais usé des procédés hypnotiques, et obtenu assez facilement des résultats heureux.

En ce qui concernait Mme de L. je conservais peu d'espoir de réussir, mais je tenais cependant à essayer, puis, il faut l'avouer, je me réservais de l'interroger aussitôt après l'avoir mise en état d'hypnose.

Je n'eus que peu d'efforts à faire pour obtenir cet état.

Après m'être assuré de la cadence du pouls et avoir pris toutes les précautions voulues, je commençai à l'interroger.

A ma première question, Germaine eut un sursaut violent, une contraction intense de tous ses membres.

— Vous souffrez, demandais-je ?...

— Oui, je souffre, je souffre beaucoup.

— Dites-moi pourquoi vous souffrez ?...

— Oh ! Vous me faites mal ! Très mal ! Grâce, je vous en conjure, vous savez bien pourquoi je souffre, pourquoi donc vous obstiner à me torturer ?

— Je sais seulement que vous êtes malade et je veux vous guérir.

— Vous n'y réussirez pas.

— Pourquoi donc ?

— Parce que toute votre science est impuissante à obtenir ce résultat.

— Vous vous trompez, la science est puissante.

— Cette puissance n'est que relative, elle est, présomptueux que vous êtes tous, bien souvent le jouet de forces imprévues, inconnues, ou simplement mal connues, et l'orgueil seul des hommes la définit puissante.

— Cependant vous êtes en ce moment en mon pouvoir et je vous ordonne de parler. Je le veux.

Une sorte de râle sortit de la gorge de Mme de L.

— Pitié ! pitié, je vous en supplie. Vous me faites mal. D'ailleurs vous savez bien ce que j'ai. Pourquoi donc me demandez-vous de vous dire ce que vous connaissez depuis plus de trente-cinq années.

— Expliquez-vous, je le veux !...

A ce dernier commandement, Germaine s'était levée brusquement et avec une âpreté inouïe, elle commençait à me narrer ce qu'en effet je savais si bien.

En phrases hachées, saccadées, entrecoupées de sanglots et de râles, elle relatait l'horrible scène du crime de la forêt de Jupilles. On sentait dans la voix de la malheureuse femme toute l'horreur dont elle avait été étreinte. Elle revivait tous les détails du drame épouvantable, et je me sentais frissonner au fur et à mesure qu'elle parlait.

Le sentiment de ma responsabilité m'engagea à l’interrompre, et je la fis à nouveau s'asseoir dans le fauteuil.

Il y eut un instant de silence que je n'osai troubler, et pendant lequel, je me mis à réfléchir profondément.

Désormais il ne pouvait plus y avoir le moindre doute pour moi, Mme et M. de L. étaient bien les êtres réincarnés de jadis, je venais d'en acquérir la preuve formelle, indiscutable.

Avant de réveiller la malheureuse femme, j'eus la curiosité et le courage de lui poser encore quelques questions.

— Pourquoi êtes-vous devenue l'épouse de M. Roger de L. ?

— Parce que cela était nécessaire pour le rapprochement de nos deux âmes, parce qu'il ne pouvait y avoir de pardon où il n'y aurait pas eu d'amour et de dévouement, parce que, pour lui comme pour moi, c'est une épreuve qu'il nous faut subir pour monter plus haut vers la sagesse et la bonté.

— Pouvez-vous me dire ce qui va se passer maintenant ?...

— Il ne m'est pas possible de pouvoir parler exactement sur ce point. Je ne peux vous définir l'avenir que dans ses grandes lignes.

— Faites-moi connaître ce que vous savez ?

— Je ne sais que ce que vous prévoyez vous-même, car vous avez l'intuition bien nette de tous les événements qui nous concerneront.

— Je voudrais vous les entendre préciser.

— A quoi bon me torturer, vous savez bien que vous me faites horriblement souffrir, et l'expérience que vous avez voulu tenter ne peut qu'avoir une influence mauvaise sur l'état de ma santé.

Arrêtez-vous, attendez patiemment les événements, je peux affirmer qu'ils viendront corroborer toutes les déductions que vous êtes susceptible de faire.

Seulement souvenez-vous aussi que vous ne devez pas chercher à pénétrer trop avant l'avenir. Par un privilège spécial, vous êtes le dépositaire d'un secret qui doit servir plus tard pour l'éducation de vos frères, vous ne devez à aucun prix chercher à dépasser ce qu'il vous est permis de connaître.

Tous les êtres d'une même époque sont lancés sur les mêmes pentes, dans les mêmes voies, et les diversités qui existent entre eux ne sont pas aussi grandes que vous seriez tenté de le croire.

L'harmonie universelle force en effet les êtres identiquement imparfaits, à se rapprocher pour leur commune évolution. C'est une loi qu'inconsciemment les hommes mettront toujours en pratique. Il n'y aurait pas de société possible sans cela, et si grandes que vous paraissent parfois les différences entre les êtres d'une même époque, ils ont de nombreux points communs qui les rapprochent invinciblement. (A ce point de vue nous pouvons examiner l'époque actuelle et chacun des êtres qui la compose pourra reconnaître son imperfection, mais pour l'orgueilleux qui se croit supérieur aux autres cela est difficile.)

En ce qui nous concerne mon mari et moi nous suivons cette loi commune à tous. Rien ne peut entraver son cours, rien ne peut empêcher les événements de se produire, et il faut éviter de confondre tout cela, avec ce que vous appelez la fatalité.

Il n'y a rien de fatal, il n'y a que des conséquences naturelles découlant des faits antérieurs et des actes accomplis par nous, et quoique forcés d'arriver au but, nous conservons cependant toujours une sorte de liberté relative qui nous fait les maîtres de nos destinées, en ce sens que nous pouvons ralentir ou accélérer notre marche en avant.

Quand les êtres qui vivent sur le globe terrestre se seront bien pénétrés que la plus petite mauvaise action doit avoir sa répercussion par suite d'une sorte de choc en retour, quand ils auront enfin compris que rien ne se perd, que rien ne s'oublie, que tout est mesuré, pesé, jugé, à sa juste valeur, ils commenceront à vivre d'une vie heureuse et large d'où seront bannies les haines et les passions tumultueuses. (Quelle leçon pour les riches, pour les puissants !)

En ce qui vous concerne, votre devoir est de continuer à nous observer, de votre observation vous déduirez plus tard la règle de conduite que vous ferez connaître à vos frères malheureux.

Bientôt tout sera terminé, mais de grâce, ne me demandez plus rien.

.... Les signes de fatigue se manifestaient de plus en plus violemment chez Mme de L. et je résolus de la réveiller, mais avant je voulus encore essayer de chasser le souvenir du drame qu'elle venait de narrer.

— Vous oublierez tout, lui dis-je.

— J'oublierai, puisque vous me le commandez, mais encore une fois cela n'empêchera nullement les événements de s'accomplir. Ne me torturez plus, je vous en supplie, je souffre ! je souffre !...

A cette dernière prière, j'interrompis le sommeil hypnotique.

Aussitôt éveillée, Mme de L. regarda autour d'elle, puis tristement elle me dit :

— C’est extraordinaire, docteur, il me semble avoir dormi. Que s'est-il passé ?

— Ne vous troublez point, ma chère enfant, vous avez en effet dormi, car j'ai provoqué ce sommeil, et je puis maintenant vous affirmer que vous n'aurez plus jamais vos vilains rêves.

Pendant quelques instants, Mme de L. resta silencieuse, un peu hébétée, puis revenue complètement à elle, elle me dit :

— Mon cher Docteur, qu'avez-vous fait pour obtenir ce résultat que je désirais tant ?...

— Ne vous tourmentez point, ma chère enfant, rassurez-vous, ne cherchez point à savoir, le principal est d'être guérie.

Je m'efforçais de montrer beaucoup de gaieté, mais j'étais au fond de moi-même profondément affligé de ne pouvoir donner que des affirmations vagues.

Très probablement Mme de L. eut le pressentiment de ce qui se passait en moi, car elle ajouta :

— Alors, c'est bien exact, je suis guérie ?...

— Oui ! Oui ! Je vous l'affirme.

— Et je vous crois, car voyez-vous, mon cher docteur, ce qui me fait mal aussi, c'est de voir souffrir mon époux que j'aime tant. Roger, je le vois bien, est inquiet, il a en tête le perpétuel souci de ma santé, et je voudrais surtout qu'il soit un peu rassuré à ce sujet, je compte sur vous pour cela.

En prononçant ces derniers mots, la jeune femme se mit soudainement à pleurer.

Une dernière fois, je dus me faire violence pour ne point éclater à mon tour en sanglots, et d'un ton paternel je m'efforçai de rendre courage à Germaine.

Mais au fur et à mesure que je parlais, ma voix tremblait, et je sentais qu'il m'était tout à fait impossible de convaincre Mme de L., car si j'étais sûr que les rêves obsédants allaient enfin cesser, je savais aussi que la consomption lente ferait sûrement son oeuvre, et je restais affolé à cette pensée.

Involontairement j'établissais un parallèle entre les dernières paroles de la jeune femme et celles qu'elle avait prononcées pendant l'hypnose et j'étais confondu de la dissemblance des deux sentiments qui semblaient lutter en elle : l'amour et la haine.

La haine de jadis encore incomplètement éteinte produisait des chocs continus qui amenaient la tristesse, et la pauvre femme supportait mal ces chocs qui donnaient lieu à des perturbations graves dans son état physique.

Combien de temps allait durer ce lent supplice. Quelles formes allait-il désormais revêtir, comment se manifesterait-il, et quel serait le dénouement de cet acheminement vers l'oubli des horreurs passées.

Voilà ce qui à mon tour me torturait, et je souffrais moi aussi, cruellement, de ne pouvoir fixer une date, assigner une fin rapide au drame.

Je venais d'affirmer à Germaine, qu'elle ne serait plus en proie à ces horribles cauchemars.

Ma volonté pouvait triompher en ce sens, mais elle était totalement impuissante à empêcher la mort lente de l'organisme physique, rongé par la consomption.

Qu'allais-je faire ? Qu’allais-je dire à la jeune femme et à son mari ?

Il m'apparaissait nettement que toute lutte était impossible, mais devais-je leur avouer mon impuissance, où devais-je perpétuellement mentir en affirmant un mieux qui n'existait que superficiellement ?...

A n'en pas douter, la disparition totale des cauchemars amènerait pendant quelque temps du moins, une très légère amélioration, mais ce mieux apparent ne serait qu'un trompe-l’oeil, et je frémissais d'avance en pensant à la rechute terrible et profonde, dont la malade ne se relèverait plus.

Et puis, est-ce que d'autres complications n'allaient pas survenir, est-ce que je n'allais pas assister à d'autres phénomènes organiques plus terribles encore que ceux que j'observais en ce moment.

A toutes ces pensées, je sentais une inquiétude grandir en moi, et il me fallait toute ma volonté pour ne point laisser paraître sur mon visage les sentiments qui m'agitaient.

.... Hélas ! Ce qui allait advenir devait dépasser en horreur tout ce que je pouvais supposer.

CHAPITRE XII

Je ne laissai point Mme de L. retourner seule à la Villa du Silence.

Plus que jamais, il me semblait de mon devoir de rassurer les deux époux et j'aurais considéré comme une lâcheté de ma part de les laisser seuls et sans consolation.

Si du moins mes pronostics ne se réalisaient qu'en partie, mes affirmations, quand je prédisais une amélioration, apportaient toujours un espoir passager, et grâce à cela, les douleurs et l'inquiétude avaient moins d'acuité.

Lorsque je me retrouvai en présence de M. de L., je continuai donc d'affecter une gaîté que j étais bien loin d'avoir réellement, mais qui me paraissait suffisante pour donner le change.

Rapidement, en quelques mots, je mis mon confrère au courant de l'expérience que je m'étais décidé à tenter, en affirmant mon espérance pour l'avenir.

Quand j'eus terminé, M. de L. se montra lui aussi très joyeux.

— Je savais bien, me dit-il, en me pressant les mains avec effusion, je savais bien que vous finiriez par vaincre le mal. Ah ! comme j'ai eu raison de vous confier Germaine, car précisément, cher ami, je me trouve dans l'obligation de m'absenter pendant huit jours pour me rendre à Blois où j'ai certaines affaires à régler ; comme je laisse ma femme ici pendant ce laps de temps, je vais partir content, pleinement rassuré.

Pendant ma courte absence, je compte sur vous pour distraire un peu Germaine. A mon ; retour, je suis sûr de la retrouver en excellente santé.

— Tiens, vous allez à Blois ?...

— Oui, des questions d'intérêt me forcent à faire ce voyage, afin de les régler convenablement, et je vous assure que je me sens maintenant tout à fait tranquille à propos de l'état de Germaine. Du reste, cher ami, je pars dans quelques instants, si cela ne vous dérange point, vous m'accompagnerez jusqu'à la gare, nous causerons en route.

Je répondis affirmativement par un signe de tête; je ne sais pourquoi j'étais sans voix; de sinistres pressentiments m'agitaient et dans la crainte de les laisser paraître, je m'abstenais autant que possible de parler.

— Oui, continua M. de L. je me sens renaître à l'espoir, et cela grâce à vous, mon cher ami. Ah ! Comment pourrais-je m’acquitter envers vous, et quelle reconnaissance je vous devrai.

— Ne parlons point de reconnaissance, fis-je un peu gêné ; je suis trop heureux de pouvoir vous être agréable. Je vais vous accompagner à la gare ainsi que vous me le demandez, et je m'efforcerai pendant tout le temps que durera votre absence, de soigner Mme de L. que je veux bientôt voir avec une santé florissante.

— Allons, tout est parfait, conclut M. de L. en s'inclinant, et si vous voulez bien nous allons partir immédiatement, je suis même un peu en retard et je tiens essentiellement à ne pas manquer le premier train.

Gaie et souriante, Germaine nous accompagna jusqu'à la grille du jardin, et, après un dernier adieu, elle resta là, nous regardant nous éloigner sur la route.

De temps en temps nous nous retournions et la jeune femme nous adressait un salut de la main.

Au premier tournant de la route, nous échangeâmes un dernier signe, et, sans nous retourner cette fois, nous accélérâmes notre allure pour arriver à temps à la gare.

Jusqu'au départ du train, je tins compagnie à M. de L. et, après seulement avoir vu disparaître le rapide qui l'emportait vers Blois, je rentrai lentement chez moi, car la chaleur lourde suffocante m'avait terriblement fatigué.

Après avoir pris un léger repas, je me couchai, mais je fus long à m'endormir, car un orage formidable ne me permit pas de fermer les yeux tout de suite.

Vers une heure du matin, je m'endormis cependant, mais peu d'instants après, je fus subitement réveillé par le bruit des cloches qui sonnaient le tocsin.

Dans les campagnes, on sonne parfois le tocsin pour peu de chose, mais en pleine nuit, cela est lugubre et toujours désagréable à entendre.

Désespérant de pouvoir me rendormir, je me levai, m'habillai rapidement et je descendis dans la cour de ma maison.

A peine avais-je ouvert la porte que j'aperçus au sud une lueur énorme, éclairant d'une teinte rougeâtre le ciel noir sans étoiles, un ciel lourd de nuages orageux que zébraient encore des éclairs blanchâtres.

— Diable ! Fis-je à mi-voix, ça m'a tout l'air d'être sérieux, allons un peu voir.

Dans la rue, à deux cents mètres environ de mon habitation, je m'arrêtai. Des gens accouraient de tous côtés et je les interpellai en passant.

— Où donc est le feu ?...

Un gros paysan lourdaud, lança brutalement tout en continuant sa course :

— Eh ! Parbleu, ça doit être à la Villa du Silence, voyez, c'est bien dans la direction, car il n'y a pas d'autres habitations de ce côté.

De son bras tendu, le paysan désignait le coin du ciel éclairé par l'incendie.

D'un coup d’oeil, j'avais compris que l'homme avait raison, et sans en entendre davantage j'avais bondi sur la route. Sans m'inquiéter des gens que je rencontrais, je courais sans même reprendre haleine.

Au fur et à mesure que j'approchais, je me rendais compte que le rustre ne s'était point trompé. Le feu dévorait la villa.

Après un quart d'heure d'une course folle, j'arrivai devant l'habitation.

A ce moment le tocsin sonnait de toutes parts : Saint-Christophe, Dissay-sous-Courcillon, Villebourg, toutes les cloches des localités avoisinantes sonnaient, et de temps à autre, un roulement de tonnerre encore plus lugubre donnait les sonneries.

J’étais devant la grille de la villa et j'allais la franchir, quand soudain un cri terrible, perçant, domina le crépitement de l'incendie, le bruit du tonnerre et des cloches, puis immédiatement après, les murs de la villa s'écroulèrent sourdement tandis que des gerbes de feu, semblables aux fusées d'un feu d'artifice, montaient vers le ciel.

Au même instant un éclair blanchâtre sillonna la nue, un violent coup de tonnerre ébranla les échos d'alentour, et, malgré le bruit je perçus distinctement un dernier cri, je reconnus la voix de Germaine qui appelait désespérément.

Puis le silence se fit presque aussitôt, troublé seulement par quelques écroulements de pans de murailles restés debout et que les flammes expirantes léchaient encore.

Il m'est impossible de décrire l'horreur qui s'était emparée de moi. Je restais là, hébété, regardant les ruines de la villa, le jardin dévasté par l'incendie et je n'osais m'avancer ni reculer. Cependant des paysans étaient arrivés et tous s'efforçaient de pénétrer dans ces ruines fumantes dans l'espoir de retrouver encore quelque être vivant, mais les uns et les autres durent battre en retraite, il était pour le moment absolument impossible de se diriger sans se blesser à travers les décombres.

Mme de L. à n'en pas douter avait été tuée et ensevelie sous les ruines, on ne retrouverait que des restes informes complètement calcinés.

Une épouvante folle s'empara de moi en pensant à M. de L. et un moment j'eus l'envie de me précipiter dans les ruines fumantes et de m'y ensevelir moi-même.

Devant l'impossibilité d'approcher, les paysans s'étaient efforcés de circonscrire l'incendie, et grâce à leur bonne volonté, on pouvait espérer à bref délai en être maître.

Sans forces, incapable de les aider, je m'étais assis un peu à l'écart pour les regarder et je restais comme hébété devant la terrible catastrophe.

Le jour commençait à poindre et les premières lueurs de l'aurore laissaient voir toute l'horreur du désastre.

De ce qu'avait été la propriété, il ne restait plus que des décombres fumants ; le jardin lui-même n'avait pas été épargné ; les massifs, les parterres fleuris, les arbres, tout avait été atteint, et beaucoup totalement détruit. Par endroits, il ne restait plus qu'un tas de cendres noires et grises que la brise du matin soulevait par moments en fine poussière.

Tout à coup j'entendis les travailleurs pousser une exclamation d'horreur, et en même temps je les vis retirer de sous une poutre presque totalement calcinée une masse informe, calcinée, méconnaissable. Par un hasard extraordinaire, de ce cadavre qui n'avait plus même la forme humaine ; il restait un bras presque intact dont la main préservée par la poutre tranchait sur le reste du corps horriblement brûlé.

Je m'étais approché, et en me baissant un peu, je reconnus du premier coup d'oeil, la main fine et aristocratique de Mme de L.

Et c'était là tout ce qui restait de la merveilleuse créature que, la veille encore, j'avais eu si longuement devant les yeux.

Un instant je crus défaillir en contemplant ces tristes et lugubres débris, et j'eus peine à m'arracher à cet affreux spectacle.

Puis, soudainement, je songeai à M. de L., parti la veille à Blois, et qui probablement tranquille et, plein d'espoir, songeait, à l'avenir heureux dont il avait parlé.

Il me restait un devoir pénible à accomplir, celui de prévenir le malheureux, et je frémissais d'angoisse, me demandant comment j'allais m'acquitter de cette difficile mission.

Et puis une autre inquiétude me vint. M. de L. était à Blois, c'est vrai, mais à quel endroit ? Etait-il dans la maison où j'avais pénétré jadis, cela n'était pas sûr, et je tremblais de ne pouvoir le rejoindre avant son départ de la ville.

Cependant ma décision fut rapidement prise, et je décidai de me rendre à Blois sans aucun retard.

Il fallait en effet éviter à tout prix que M. de L. apprît brutalement la fatale nouvelle, et je devais tout mettre en oeuvre pour la lui apprendre moi-même.

Je quittai donc le lieu du sinistre, et presque aussi vite que j'étais venu à la Villa du Silence, je repris le chemin de mon habitation.

A la hâte je fis quelques préparatifs de départ et deux heures après, je prenais place dans le train afin d'arriver à Blois avant midi.

Et je songeais au terrible dénouement qui venait de s'accomplir, je me demandais aussi avec terreur ce qui allait maintenant advenir pour M. de L.

Comment le malheureux supporterait-il la terrible nouvelle ? Quelles explications allais-je lui donner ? Quelles consolations pourrais-je lui apporter ?

Tout le long du trajet, je fis de sombres réflexions, et, lorsque le train s'arrêta en gare de Blois, je n'avais encore trouvé aucun moyen pour annoncer doucement la terrible nouvelle.

Pourtant je me hâtai, il fallait aller vite, et sans prendre la peine de me restaurer un peu, quoique je fusse à jeun depuis le matin, je me dirigeai sans tarder vers la rue de S.... où j’étais allé trente-cinq ans auparavant.

Par une sorte de marche parallèle à celle déjà suivie, je repassais pour ainsi dire méthodiquement aux mêmes endroits, par les mêmes phases, au fur et à mesure que les événements se précisaient, et j'allais toujours, ainsi qu'un automate poussé par une force invincible qui semblait guider tous mes pas.

Mais, cette fois, je ne savais comment j'allais m'y prendre pour annoncer l'horrible nouvelle à M. de L., et, il faut bien l'avouer, je m'en remettais purement et simplement au hasard.

J'attendis ainsi environ trois minutes, après avoir sonné une première fois à la porte, et je fus obligé de m'appuyer au mur pour ne point chanceler, en attendant qu'on vint m'ouvrir ; déjà je caressais le chimérique espoir de ne point trouver M. de L. immédiatement, ce qui me forcerait à différer la pénible entrevue, lorsque la porte s'ouvrit devant moi, et je me trouvai en présence de mon ami, qui était venu lui-même répondre.

En me reconnaissant il eut un sursaut, puis, sans une parole, il me prit le bras et m'entraîna rapidement dans le corridor de la maison, pour gagner une chambre du rez-de-chaussée.

Arrivés là, il avança un fauteuil et me força pour ainsi dire à m'asseoir.

— Que signifie votre présence ici ? Commença-t-il d'une voix blanche.

— Voyons calmez-vous, calmez-vous, je… je....

Mon émotion était si intense, que je devenais aphone ; ma langue était sèche.

Au milieu de ma phrase je restai court et il me fut impossible d'articuler un mot de plus.

Sans me donner le temps de me remettre, M. de L. me dit :

— Vous venez m'annoncer un malheur, n'est-ce pas ?

Et comme je faisais un geste vague, il continua :

— Oui, un malheur !... ne niez pas, ne cherchez pas à me donner le change, car je vais vous dire ce que vous venez m'apprendre.

La voix du pauvre homme était devenue rauque et la pâleur de son visage était effrayante.

Toujours aphone, écroulé dans mon fauteuil, je le regardais épouvanté.

— Oui, continua-t-il, cette nuit, vous entendez bien : cette nuit....

Il m'avait saisi la main et me la serrait avec une telle force que la douleur ressentie me rendit la parole.

— Vous me faites mal, dis-je en dégageant à grande peine ma main.

— Cette nuit, reprit M. de L., j'ai rêvé, ou plutôt j’ai vu, oui, j'ai vu la chose la plus horrible que l'on puisse imaginer, et vous êtes là maintenant pour me confirmer ma vision. Vous venez me dire que Germaine est morte, brûlée vive dans l'incendie qui a détruit la Villa du Silence.

Oui, je sais, j'ai tout vu, j'ai assisté impuissant à l'affreux malheur et mon rêve était exact, votre présence ici en est la confirmation.

Brusquement le malheureux eut un rire bruyant, un rire de folie, il se leva du fauteuil où il était assis, arpenta la chambre à grands pas, et, se campant ensuite devant moi les bras croisés, il me dit d'une voix terrible :

— Mais parlez donc ?... n'ayez aucune crainte, puisque je vous dis que je sais.

— Voyons, calmez-vous, hasardais-je.

— Ah ! Me calmer..., dites-moi donc avant tout la vérité. C'est bien cela n'est-ce pas, Germaine est morte, morte de cette mort horrible, épouvantable. Allons, voyons, dites.., ma vision, mon rêve, mon hallucination, ce que vous voudrez, peu importe le nom, c'est bien exact, bien réel ?...

A nouveau M. de L. m'avait saisi la main, et il me la serrait rudement, brutalement.

Brusquement, je pris une décision.

Débarrassant encore une fois ma main de la brutale étreinte qui l'enserrait, je me mis debout, et froidement, sans réfléchir exactement à la portée de mes paroles, je dis ces simples mots.

— Hélas, oui, ce malheur est arrivé. J'avais à peine achevé que M. de L. poussa un cri terrible, un cri qui n'avait plus rien d'humain, et tournoyant sur lui-même une bête mortellement blessée, il s'écroula sans connaissance à mes pieds.

Pendant quelques secondes je restai là anéanti, devant ce corps étendu, puis le sentiment de la réalité me revint. Je me précipitai dans le couloir et appelai pour demander du secours.

A mes cris, plusieurs domestiques accoururent aussitôt, mais ils s'arrêtèrent devant moi, étonnés.

En quelques mots, je les mis au courant de l'événement survenu à la Villa du Silence, puis de ce qui venait de se passer, et, après m'être fait connaître, je les priai de me prêter assistance pour les soins à donner à leur maître.

Avec leur aide, je transportai M. de L. sur son lit et j'essayai de lui faire reprendre ses sens.

Une heure durant, tous mes efforts furent vains. Quand enfin il ouvrit les yeux, il se dressa sur son séant, nous regarda tous d'un air effaré, puis immédiatement, il se mit à divaguer et à pousser des cris perçants en portant les mains à sa tête.

Du premier coup, je reconnus les symptômes d’une fièvre cérébrale que rien désormais ne pouvait enrayer, et triste, abattu, après avoir donné des ordres au personnel, je m'installai au chevet du malheureux pour essayer de le disputer à la mort que j'entrevoyais maintenant comme terme final du drame.

... Dix jours je fus ainsi le gardien vigilant du malade, ne prenant qu'un repos sommaire dans un fauteuil placé auprès du lit.

Le dixième jour au matin, je constatai une légère amélioration dans l'état de M. de L. et comme la toute petite aurore pointait, faisant pâlir l'éclat de la lampe allumée, je vis le malade se tourner de mon côté et me regarder cette fois avec une lueur d'intelligence dans ses pauvres yeux fatigués.

Attentif, je regardais, sans rien dire, le changement qui se faisait dans l'état de M. de L., mais je ne croyais pas à la guérison, je prévoyais au contraire après ce mieux relatif, une rechute brutale, foudroyante.

Cependant au bout de quelques minutes, je vis que le malade avait toute sa lucidité et je me décidai à lui adresser la parole.

— Eh bien, cher ami, comment vous trouvez-vous ?

Au son de ma voix, le malade eut un tressaillement violent, puis il me fit signe de m'approcher de lui.

J'obéis aussitôt, tandis qu'il me saisissait la main fébrilement en me regardant avec une fixité étrange qui me troublait.

Soudainement, alors que je m'attendais à l'entendre parler, je vis son visage changer. Sous mes yeux, à ma grande stupéfaction, s'opéra un phénomène de transfiguration incroyable, extraordinaire, inouï.

En moins d'une minute, je n'avais plus devant moi le visage du docteur Roger de L., mais celui de l'autre, d'André de L., le fantôme de la Villa du Silence, qui m'était apparu trente-cinq ans auparavant.

Et je ne pouvais douter, les lignes de la face se précisaient jusque dans leurs moindres détails. C'était bien le fantôme de jadis.

Immobile, sans voix, tenant toujours les mains du malade entre les miennes, je regardais le phénomène incroyable, et j'attendais une parole, un geste de l'homme double que j'avais devant moi.

Mais j'attendis en vain, pas une parole ne fut prononcée, et après avoir vu se préciser l'image du fantôme de jadis, je la vis ensuite s’estomper peu à peu et finalement disparaître pour laisser voir le visage véritable du malade.

Et le phénomène de transfiguration terminé, le malheureux avait laissé retomber sa tête sur l’oreiller, tandis que de sourds gémissements sortaient de sa bouche, dont les dents serrées faisaient entendre un grincement continu.

Puis, peu à peu, toute agitation cessa, ce fut le coma complet. A huit heures du matin, le docteur Roger de L. rendait le dernier soupir, sans avoir rouvert une seule fois les yeux.

Agenouillé près du lit, je contemplais maintenant le visage calme, figé dans l'immobilité glacée de la mort qui venait de terminer le drame dont j'étais le seul témoin conscient.

CHAPITRE XIII

La rapidité des événements qui s'étaient succédé depuis douze jours m'avait forcé à prendre toutes les mesures nécessaires pour assurer l'inhumation convenable des restes de la malheureuse victime de l'incendie.

J'avais prié mon vieil ami, le docteur Boulay, de Château-du-Loir, de faire le nécessaire à ce sujet, et par ses soins, le cercueil de Mme de L. avait été provisoirement déposé dans un caveau de famille que je possédais dans le cimetière de la petite ville.

La mort de M. de L. m'imposait de nouveaux devoirs et j'étais résolu à faire toutes les démarches nécessaires pour que tout fût arrangé au mieux.

Une heure après le décès, j'avais arrêté toutes tes dispositions et je me préparais à donner sans retard des ordres, lorsqu'un vieux domestique vint m'apporter un pli cacheté qu'il avait trouvé placé bien en évidence sur la cheminée de la chambre de M. de L.

Ce pli m'était destiné, car il portait mon nom sur l'enveloppe, avec une mention pour me le faire parvenir rapidement.

D'une main tremblante, je fis sauter le cachet, et je ne fus pas peu surpris de trouver, en plus d'une lettre, à moi adressée, un testament parfaitement en règle et daté du jour où j'étais arrivé à Blois.

Par ce testament, M. de L. laissait sa fortune aux pauvres et me nommait son exécuteur testamentaire.

A titre de souvenir, il me léguait en toute propriété la Villa du Silence, et il avait pris soin d'ajouter l'annotation suivante :

« M. Gilles Bodin prendra possession de la Villa du Silence, dans l'état où elle se trouvera au jour de mon décès, et par une autorisation spéciale qu'il lui sera facile d'obtenir, il fera inhumer dans le jardin, à une place qu'il choisira, le cercueil de ma femme et le mien. Aucun monument funéraire ne sera élevé sur ces tombes. Des arbustes et des rosiers en marqueront seulement la place. »

Ah ! L’ironie des mots, l'ironie de ce testament qui précisait que je devais prendre possession de la Villa dans l'état où elle se trouverait.

Je lus et relus vingt fois ce passage, car il m'apparaissait comme le point cruel de ces dernières volontés conçues dans la fièvre et l'attente d'un malheur épouvantable.

Et je pleurais, je pleurais sans pouvoir m'arrêter, en pensant au sombre drame qui venait de terminer si terriblement la vie des deux êtres, pour lesquels j'éprouvais avec une grande affection, l'immense et douloureuse pitié d'une âme qui savait leurs secrets les plus intimes et les plus cachés.

Malgré tout, je me demandais anxieusement si l'étrange aventure allait ainsi se terminer, en laissant en moi un doute obsédant qui m'empêchait de faire connaître ce que j'avais vu et observé depuis trente-cinq ans.

Il me paraissait nécessaire, indispensable d'avoir une dernière preuve, un dernier phénomène à observer, pour être autorisé à raconter tout ce qui m'était arrivé.

En attendant cette dernière et suprême constatation, je me conformai à ce qui était indiqué sur le testament de M. de L., et après l'avoir déposé entre les mains d'un notaire de Blois, je priai ce dernier de faire toute diligence, afin que je fusse mis rapidement en possession du terrain sur lequel s'élevait avant l'incendie la Villa du Silence.

Provisoirement, je fis transporter le cercueil M. de L. à Château-du-Loir, dans le caveau ou était déjà déposé celui de sa femme, et je fis restaurer aussi vite que possible le jardin de la Villa, presque complètement dévasté par le feu.

Moins d'un mois après, le terrain était débarrassé de tous les débris brûlés qui l'encombraient et aucun vestige ne subsistait plus de l'habitation de jadis. Seuls, la grille en fer forgé et le mur entourant la propriété étaient restés intacts.

J'avais obtenu sans peine l'autorisation de faire enterrer les deux corps dans ce terrain, et je résolus de faire procéder sans retard à cette inhumation.

Les cercueils de M. et de Mme de L. furent donc placés dans une tombe creusée tout près du mur d'enceinte du jardin, à l'endroit même où j'avais pénétré dans la propriété trente-cinq ans auparavant.

Selon le désir exprimé par M. de L., j'avais fait planter des arbustes et des rosiers sur l'emplacement de ce double tombeau.

Mon intention était de surveiller simplement ce coin de terre et de faire renouveler et soigner les fleurs que l'on venait d'y planter, car je n'avais nulle idée d'utiliser le reste du terrain qui m'avait été légué, et il fallait que de nouveaux événements survinssent pour me décider à modifier mes projets.

Ce même jour, où les deux cercueils avaient été mis définitivement à la place que j'avais choisie, j'étais rentré chez moi, et je m'étais retiré après dîner dans mon cabinet de travail, à nouveau plongé dans ma rêverie en songeant à l'étrangeté des événements dont j'avais été le témoin.

Si du moins, je désirais une confirmation nouvelle de ces événements, je dois avouer que je ne prévoyais aucunement une manifestation quelconque susceptible de renforcer plus profondément les convictions qui s'étaient formées en moi, en laissant pourtant toujours place à un léger doute.

Assis dans un fauteuil, devant ma table chargée de livres et de papiers, je rêvais, regardant par la fenêtre entr'ouverte le soleil qui disparaissait doucement dans un ciel empourpré, et peu à peu, sans y songer, sans faire attention à la nuit qui venait, je me laissai surprendre par l'obscurité.

Je goûtais un âpre plaisir à me sentir seul, et pour mieux me complaire dans cette solitude et cette obscurité grandissante, je fermai la fenêtre et vint me rasseoir ensuite dans mon fauteuil.

Subitement, je ressentis un frisson par tout le corps, tandis qu'un vent froid, mais léger, soufflait dans la chambre.

Etonné, je crus d'abord que la porte venait de s’ouvrir, et que cela donnait lieu à un courant d’air, mais je ne fus pas long à constater que la porte était bien fermée et qu'aucune ouverture n'était susceptible de donner passage au moindre souffle de vent.

Pourtant je sentais d'une façon très nette la sensation causée par un souffle léger sur mes mains et sur ma figure, et comme je cherchais toujours la cause de cette ventilation extraordinaire, je vis la chambre tout entière s'éclairer.

Et aussitôt je reconnus cette luminosité étrange; c'était la même que j'avais constatée autrefois à la Villa du Silence, lors de la dernière apparition du fantôme.

Pendant quelques instants je restai immobile, regardant curieusement le phénomène qui devenait de seconde en seconde plus net et plus beau, puis je pensai qu'il allait s'accompagner de quelque apparition, ainsi que cela était arrivé jadis.

Mon attente ne fut point déçue, car je vis bientôt se présenter à mes yeux, deux ombres, qui peu à peu devinrent plus précises pour enfin laisser voir très distinctement deux êtres parfaitement constitués et dans lesquels je reconnus M. et Mme de L.

Et c'était bien réellement eux que je voyais devant moi, souriants et beaux, chastement enlacés et auréolés de toute la lumière qui semblait émaner d'eux.

Je m'étais craintivement enfoncé dans mon fauteuil, et je regardais de tous mes yeux les deux spectres qui me souriaient en s'avançant lentement vers moi.

Quand ils furent arrivés à deux pas, ils s'arrêtèrent et continuèrent à me regarder en souriant.

Surmontant mon émotion, je me hasardai à parler.

— Mes amis, c'est vous, c'est bien vous ?...

— N'en doutez point, me répondit aussitôt une voix que je reconnus immédiatement pour être celle de M. de L.

— Mon cher ami, fit à son tour Germaine, il nous est permis de nous présenter à vos yeux, aujourd'hui, pour la première et la dernière fois, car jamais plus, il ne vous sera dû de nous revoir sur cette Terre. Il est nécessaire que vous constatiez, cette nouvelle apparition, afin que vous puissiez vous dire sûr de n'avoir pas été le jouet de grossières et folles illusions de la vision.

Et comme je m'étais levé, les deux spectres prirent place sur deux chaises à leur portée et s’approchèrent encore un peu plus près de moi.

Chose curieuse, je ne ressentais aucun émoi à la vue de ces êtres que j'avais vus si peu de temps auparavant mourir sous mes yeux ; j’éprouvais au contraire une sorte de détente heureuse de les sentir là tout près, et je souriais en les contemplant.

A mon tour je m'étais assis et, brusquement, je rapprochai ma chaise, puis je saisis la main droite de Germaine.

Sans résistance aucune, elle me l'abandonna, et j'eus l'impression de presser une main ordinaire, bien vivante, chaude et douce au toucher.

Je voulus aussi saisir la main gauche, mais je constatai, à ma grande stupéfaction qu'elle était fluidique, mes doigts la traversaient, sans pourtant la désagréger. (Un Russe, M. de Mek, dans une conférence faite par lui à Paris, le 23 février 1913, sous les auspices de la Société française d'Etudes des Phénomènes psychiques, a affirmé qu'il avait constaté un phénomène semblable lors d'une expérience de matérialisation. Clément d'Alexandrie rapporte une tradition qui circulait encore de son temps, d'après laquelle Jean aurait enfoncé sa main dans le corps de Jésus et elle aurait passé au travers sans rencontrer de résistance[1])

— Voyons, cher ami, fit M. de L. ne perdons point de temps, nous allons bientôt nous quitter, causons un peu.

— Vous allez disparaître, demandai-je anxieusement ?

— Il faut bien, nous ne pouvons rester avec vous ; nous ne sommes plus de ce monde, et je ne puis vous répéter que ce que je vous ai déjà dit jadis ; si nous apparaissons à vos yeux, c'est parce que des volontés supérieures nous y autorisent, afin de servir les vues de tous ceux qui surveillent l'avancement, l'évolution, la transformation des êtres vivants, physiquement et spirituellement.

Car enfin, vous pouvez constater que nous sommes bien réellement des êtres vivants, en possession de facultés que nous n'avions point pendant notre vie terrestre. Vous avez maintenant, après cette constatation, la mission et le devoir de proclamer ce que vous avez vu. Tous les êtres humains ont passé, passent et passeront par des états semblables au nôtre, et les temps sont venus, où le grand mystère de la vie et de la mort doit être dévoilé, au moins dans ses grandes lignes.

— Comment se fait-il que les phénomènes dont j'ai été le témoin, ne se soient pas présentés à d'autres yeux que les miens, et pourquoi faut-il que je sois seul à les constater.

— Ah ! Je vous reconnais bien là : vous êtes encore l'incrédule d'antan, lorsque, sous un autre visage, je vous apparus pour la première fois. Aujourd'hui, comme à cette époque, je n'ai pas le pouvoir de pénétrer dans tous ses détails le secret de ce pourquoi qui vous obsède et vous fait douter de la réalité même, mais je dois vous répéter que cela est nécessaire, et vous enlever l’idée que vous êtes le premier parmi les hommes, qui ayez constaté un phénomène si extraordinaire.

Sachez donc bien que l'ignorance, la méchanceté, l'orgueil et la vanité des êtres humains les ont jusqu'à présent empêchés de constater plus souvent la réalité de phénomènes qui ont toujours, toujours existé.

Ce que vous avez vu, s'est déjà produit pour un petit nombre de privilégiés, et lorsque vous ferez l'histoire des apparitions dont vous êtes présentement et une fois de plus le témoin, vous pourrez ajouter que les dites apparitions ne sont point une exception, qu'elles se produiront encore après vous, de même que beaucoup se sont produites avant même que vous n'existiez.

En ce qui nous concerne, Germaine et moi, qu'il vous suffise de savoir que nous vivons d'une vie heureuse, purifiée par nos souffrances terrestres, et que nous poursuivons notre route vers encore plus de joies, et vers des bonheurs toujours plus intenses.

Il vous reste encore près de dix années à vivre sur la Terre. Employez-les à étudier, à expérimenter. Cette étude et cette expérimentation vous expliqueront mieux que je ne le pourrais faire, les grands principes, les grandes lois auxquels sont inéluctablement soumis, sans exception, tous les êtres de la Création. Votre raisonnement de scientifique, pour parler selon vos expressions, finira par s'appuyer sur des bases bien définies, et vous aurez la joie d'instruire vos frères, en leur faisant connaître un peu de ce qui n'était jusqu'à ce jour, qu'un mystère douloureux et qui semblait pour toujours impénétrable.

Dans dix ans, vous viendrez à votre tour nous rejoindre ; nous vous attendons tranquilles et heureux, confiants dans l'issue de votre mission sur la Terre, et lorsque nous nous retrouverons, ce sera pour continuer ensemble à monter vers la lumière, la sagesse et la science.

Adieu, cher ami. Votre pensée lumineuse traversera les espaces et viendra toujours nous toucher; notre joie et notre félicité s'en trouveront augmentées, car il nous est doux de savoir que l'on pense à nous.

A ces derniers mots, je m'étais levé, et, une fois encore, j'essayai de saisir les mains des deux êtres qui se trouvaient là, mais au moment, même où je croyais les presser, les deux fantômes disparurent, laissant une traînée lumineuse, et je ne rencontrai que le vide.

De leur passage, il ne subsistait plus que la lumière étrange qui éclairait la chambre. Peu à peu elle disparut graduellement, et je me retrouvai plongé dans l'obscurité la plus complète.

Je compris alors qu'il était désormais inutile d’attendre le retour des deux fantômes et j'allumai ma lampe, puis, tranquille et joyeux tout de même, je me mis à réfléchir quelques instants, avant de songer au repos.

Tout était terminé, je ne devais plus jamais revoir aucune apparition.

CHAPITRE XIV

« Heureux celui qui a pu pénétrer les causes secrètes des choses. »

Dix années viennent encore de s'écouler ; je vais bientôt mourir ; je le sais et je le sens.

Pendant ces dix ans, je me suis ingénié à chercher l'explication des phénomènes que je viens de relater, et je tiens à préciser les conclusions auxquelles je suis arrivé.

Je crois de toutes mes forces à la survie ; je suis sûr qu'elle existe. Je crois à l'acheminement continu de l'âme humaine vers la perfection et le bonheur.

Et je suis heureux, bien heureux de pouvoir affirmer que ceux qui se sont connus et aimés sur la Terre, se retrouveront un jour dans cet Au-delà mystérieux qui fait l'effroi des méchants.

Je crois aux vies successives dans l'immensité des temps. J'affirme que tous nous avons déjà vécu avant notre naissance, et que tous aussi nous revivrons de nouvelles et innommables vies pour conquérir une sagesse et une Science parfaites.

Trop souvent la peur de la mort paralyse et glace l'activité féconde de la vie, et tous nous avons besoin d'espérance. Sachant réellement ce que nous sommes et où nous allons, nous devons mieux supporter les épreuves.

La pensée humaine peu à peu dépouillée de tous les préjugés, s'élèvera au-dessus de tous les sophismes pour rechercher dans les lois naturelles les grands principes de vérité et de justice.

Qu'il me soit permis de dire aussi que je crois à l'avenir de la science, mais une science sans orgueil et sans présomption.

Le jour prochain, où les savants, sans parti pris, s'attacheront à découvrir les vertus de certaines formules empiriques, ils réaliseront des merveilles, prélude de découvertes nouvelles qui rendront l'humanité meilleure encore.

Bien des fois, au cours de ma longue existence, des doutes se sont emparés de mon âme, mais devant les preuves accumulées peu à peu, j'ai dû me rendre à l'évidence, et je suis fort pour proclamer la vérité.

A l'heure actuelle, tout annonce une évolution plus large dans les idées, tout nous crie que nous ne sommes point, que nous ne pouvons pas être les esclaves éternels de la matière, car tout nous dit et tout nous démontre qu'elle ne peut être vivifiée et transformée réellement, que par un principe intelligent, celui-là même dont nous procédons et que nous portons en nous, pour progresser, progresser toujours dans l'éternité des siècles, afin de devenir à notre tour des puissances créatrices, collaboratrices éternelles et bienfaisantes de Celui en qui résident tous les principes de la Sagesse.

Peu à peu les lois morales deviendront meilleures, et la créature arrivera à suivre les leçons de la Nature, mais elle sera alors consciente de leur excellence.

C'est la destinée supérieure à laquelle sont appelés tous les êtres.

Au moment où, à mon tour, je vais quitter mon enveloppe charnelle, j'affirme que tout se transforme et ne paraît mourir que pour renaître à une vie plus large et meilleure.

Au fur et à mesure que l'esprit triomphe de la matière, l'être humain s'affine et je supplie les hommes de regarder autour d'eux, de comparer un peu plus l'histoire du passé avec l'histoire du présent. Mille choses qui leur paraissent obscures s'éclaireront à la lumière d'une logique un peu serrée.

Nul besoin de créer des dogmes nouveaux, inutile de faire de Dieu un épouvantail. Ramenons seulement l'idée de Divinité à celle d'un être souverainement bienfaisant, et nous verrons toutes les religions vieillies disparaître et céder la place à la vérité lumineuse qui tout doucement commence à percer.

Des faits semblables à ceux que j'ai empiriquement constatés se renouvelleront et l'on pourra, d'ici peu d'années, les étayer scientifiquement, à condition pourtant de se détacher des idées préconçues et de n'accorder qu'une valeur relative aux idées scientifiques momentanément admises.

La science suit la loi générale, elle évolue, elle se transforme au fur et à mesure que l'esprit de l'homme s'affine.

En ces dernières années, j'ai suivi de très près tous les débats scientifiques, et j'ai constaté que de nouvelles théories se faisaient jour. Ceux que nous appelons pompeusement les savants, finiront par se rendre compte que leur science est encore bien faible, devant le champ infini qui est ouvert à leurs travaux et à leurs efforts consciencieux.

La faute impardonnable a été jusqu'ici d'appliquer à la science de l'esprit les méthodes de discontinuité et de mécanisme qui ont servi à construire la science des corps.

La science de l'esprit sera nécessairement une science originale, mais elle sera quand même une science naturelle, puisque, aussi bien, elle ne peut être que la science expérimentale d'un organisme vivant, mais d'un organisme original entre tous, car c'est à la lettre, un organisme sans organes.

Il n'est pas nécessaire que la science obstrue les portes qu'elle ne saurait ouvrir, pas plus qu'il n'est besoin de supprimer la science pour faire place à la croyance. Il est seulement utile de fixer le domaine respectif de ces deux activités également essentielles, et de trancher pour elles les délimitations par trop restrictives. Le Spiritisme n'est donc pas l'adversaire des religions. Il vient, simplement les compléter, les rénover, les purifier. C’est là le véritable Esprit de Vérité promis par Jésus.

Et je vois, je sens très nettement la venue prochaine d'une science élargie, considérablement augmentée par l'étude serrée de la nature de l'être humain. Ah ! Orgueil des savants, orgueil des sots, orgueil des petits esprits, orgueil des puissants de ce monde, orgueil de tous ceux qui possèdent les biens matériels, la science, la belle science, la vraie, va te tuer irrémédiablement et demain tu ne seras plus rien, rien qu'un mot qu’on n'osera même plus balbutier.

En remontant peu à peu aux causes premières, les déductions deviendront de plus en plus logiques et de plus en plus exactes, et sans avoir besoin de s'enfermer dans un dogmatisme rigoureux comme l'ont fait jusqu'à ce jour les savants matérialistes, nous arriverons à entrevoir les vérités nouvelles, facilement contrôlables par les moyens scientifiques dont nous disposerons.

Elargie, rénovée, éblouissante de vérité, cette science là va bientôt régner sur les hommes, elle les élèvera tous vers la beauté, vers la lumière, vers la sagesse.


APPENDICE

Le récit laissé par le docteur Gilles Bodin pourrait se passer de commentaires.

Cependant nous croyons devoir reproduire ici quelques notes complémentaires, jointes au manuscrit. Quelques observations personnelles ajoutées à ces notes justifieront, d'autre part, l'aventure du docteur, lequel s'est orienté très nettement vers les théories du Spiritisme.

Or, tout le monde parle aujourd'hui du Spiritisme et de ses diverses manifestations, mais en dehors de quelques initiés, d'un petit nombre de penseurs et de savants qui ont pris la peine de l'étudier soigneusement et surtout rationnellement, rien n'égale l'ignorance de la foule à son sujet.

Voici d'ailleurs ce que disait le docteur Encausse (Papus) au Congrès spirite international de Paris, en 1889.

« Le public profane montre une tendance bien connue à se moquer de ce qu'il connaît imparfaitement. Les idées courantes touchant le Spiritisme en sont un exemple frappant. On se figure généralement que les spirites sont des pauvres d'esprit se réunissant par petits groupes, le soir, pour mettre divers meubles en mouvement. Ces idées sont soigneusement entretenues par les corps scientifiques constitués qui se soucient fort peu de voir une branche quelconque de la science étudiée à leur insu, aussi le premier devoir de l'homme éclairé qui s'intéresse à ces idées est-il de bien faire ressortir le caractère sérieux et scientifique de ces études. Des savants de grand mérite ont étudié les phénomènes spirites dans tous les pays et ont affirmé leur réalité. C'est ce qu'il faut tout d'abord bien comprendre.

Il est fort ennuyeux pour un savant de voir la matière perdre subitement sa pesanteur, de voir l'impénétrabilité disparaître sous l'action de forces mal définies (scientifiquement) ; il est désolant de voir se constituer en quelques secondes des êtres ayant toute l'apparence d'êtres vivants et de les voir disparaître aussi vite. Si les gens qui affirment ces phénomènes ne sont pas des fous, il va falloir refaire sur un autre plan tous ces livres de physique, de chimie et d'histoire naturelle, véritables livres saints du XIXe siècle.

C'est désolant, je l'avoue, mais enfin la science actuelle repose sur des faits et non sur des hypothèses et il faudra bien un jour ou l'autre admettre ces faits, gênants pour les théories actuelles mais qui n'en sont pas moins des faits aussi réels que tous ceux qui sont journellement exposés dans les livres d'enseignement. »

Dans les notes jointes, à son manuscrit, le docteur Gilles Bodin a pris soin de définir très exactement ce qu'est le Spiritisme moderne.

Le Spiritisme, dit-il, est un système philosophique bien défini ; L'homme, son passé, sa raison d'être, son avenir tels sont les sujets principaux qu'aborde cette philosophie spirite. L'homme est composé de trois principes bien distincts :

1° Le corps matériel, support et moyen d'action de deux autres principes ;

2° L'esprit, cause de la conscience, de l'intelligence et de la volonté ;

3° Entre ces deux principes opposés, le périsprit ou lien fluidique qui relie l'esprit au corps et qui accompagne l'esprit après la mort terrestre et lui sert de nouveau corps.

Le corps, le périsprit et l'esprit, tels sont les trois principes qui forment l'homme incarné.

D'où vient donc cet homme et où va-t-il ?

D'après le Spiritisme, l'âme humaine tend au perfectionnement indéfini. Le moyen de réaliser ce perfectionnement, ce sont les incarnations successives. L'âme, accompagnée de son périsprit, se réincarne autant de fois qu'il est nécessaire à son progrès. La théorie des incarnations successives sera toujours difficilement acceptée par les puissants de la Terre, parce qu'elle vient abaisser leur orgueil. Ceux qui possèdent la fortune, ceux qui commandent ne voudront jamais accepter ce qu'ils considèrent comme une déchéance. Pourtant plus d'un mauvais riche reviendra peut-être mendier à la porte de son château et l'orgueilleux fier de son autorité, sera à son tour commandé.

Entre chaque incarnation, elle flotte dans les espaces interplanétaires et peut entrer en communication avec ceux qui l'appellent.

Au moment de la mort, le périsprit se dégage progressivement du corps matériel qu'il abandonne sur la Terre comme un vêtement désormais inutile.

Quand le lien qui unissait le périsprit au corps est définitivement rompu, l'homme est mort pour les gens de la Terre; il vient de naître pour ceux de l'espace.

Pendant les premiers moments de cette séparation, l'esprit ne se rend pas compte du nouvel état où il est, il est dans le trouble, il ne croit pas être mort et ce n'est que progressivement, souvent au bout de plusieurs jours et même de plusieurs mois, qu'il a conscience de son nouvel état. Il se voit alors entouré de ses parents d'autrefois, de ses amis, de tous ceux qui sont maintenant les seuls vivants pour lui. Les vivants de la Terre sont morts à ses nouveaux yeux. Doué par son périsprit d'organes plus subtils qu'avant sa désincarnation, il voit sa famille de la Terre ou ses amis, il cherche à leur montrer qu'il est encore près d'eux, et pour cela il agit au moyen de son périsprit sur les objets matériels qui les environnent.

Il ne peut leur apparaître tel qu'il est sans qu'eux-mêmes ne s'y prêtent en alliant leur fluide magnétique (leur périsprit encore incarné) à son propre périsprit.

Voilà pourquoi il en est réduit à agir sur la matière. De là ces coups, ces craquements multiples, ces phénomènes inexplicables, attribués à la chaleur, au froid ou aux influences météorologiques pour ceux qui ne se doutent pas de la vérité.

Dans son nouvel état l'esprit progresse par ce qu'il voit, ensuite par les enseignements des autres esprits, enfin sous l’influences des bonheurs, des bonnes pensées et des prières de ses proches restés sur la Terre. Le plus farouche et le plus intransigeant des catholiques romains ne pourra que constater la parfaite ressemblance de cette théorie avec celle émise par l'Eglise romaine au sujet des âmes en purgatoire. Seulement purgatoire est une invention de l'Eglise catholique romaine qui depuis bien longtemps a perdu tout contact avec Sagesse et la Vérité.

Cet échange des joies et des progrès entre le monde visible et le monde invisible constitue le fond de la morale du Spiritisme, morale reconnue très élevée, même par les pires ennemis de ses doctrines.

Le monde invisible est donc formé par des esprits plus ou moins avancés, bons ou méchants, ignorants ou savants, ayant à leur disposition des fluides plus ou moins puissants au moyen desquels ils peuvent entrer en relations avec les vivants.

Ces relations s'établissent en général au moyen d'objets matériels que les esprits font mouvoir en se servant de leur périsprit combiné avec les fluides des assistants et surtout de l'être humain qui sert de médium.

Pour qu'un esprit se communique, il faut qu'il ait à sa disposition le périsprit d'un vivant et des organes matériels. C'est en alliant son périsprit à lui avec celui du médium que l'esprit peut se servir des objets matériels.

D'autres fois l'esprit agit directement sur le médium endormi et se sert des organes matériels du médium pour se manifester. Dans ce cas on voit le médium changer l'expression générale de sa physionomie, le timbre de sa voix habituelle change également, c'est un esprit qui parle en se servant du larynx et des organes du médium en ses lieux et place.

D'autres fois encore l'esprit peut se montrer aux vivants en condensant autour de lui de la matière. Il se matérialise.

Enfin, dans d'autres cas, l'esprit laisse des traces visibles de sa venue. Des objets matériels sont apportés à travers les murailles, des écritures directement projetées dans des ardoises ou sur du papier et une foule d'autres phénomènes du même genre sont produits.

Ce sont là les principaux moyens qu'emploient les « esprits désincarnés » pour communiquer avec les vivants et pour leur montrer la réalité de leur existence.

L'apparition mentionnée dans le récit du docteur Gilles Bodin a réellement existé. Elle n'est pas une hallucination pure et simple, mais la matérialisation complète d'un être parfaitement organisé.

Nous trouvons dans la collection de la Revue Spirite, année 1859, page 30, l'explication suivante à propos de manifestations présentées par le célèbre médium Home.

« Au nombre des manifestations les plus extraordinaires produites par M. Home, était l'apparition des mains, parfaitement tangibles que chacun pouvait voir et palper, qui pressaient et étreignaient puis qui, tout à coup, n'offraient que le vide quand on voulait les saisir par surprise. C'est là un fait positif qui s'est produit en maintes circonstances et qu'attestent de nombreux témoins oculaires. Si étrange et anormal qu'il paraisse, le merveilleux cesse dès l'instant qu'on peut s'en rendre compte par une explication logique, il rentre alors dans la catégorie des phénomènes naturels, quoique d'un ordre bien différent de ceux qui se produisent sous nos yeux, et avec lesquels il faut se garder de les confondre. On peut trouver dans les phénomènes usuels des points de comparaison (comme cet aveugle qui se rendait compte de l'éclat de la lumière et des couleurs par l'éclat de la trompette) mais non des similitudes. C'est précisément la manie de vouloir tout assimiler à ce que nous connaissons qui cause tant de mécomptes à certaines gens ; ils se figurent pouvoir opérer sur ces éléments nouveaux comme sur l'hydrogène et l'oxygène. Or c'est là l'erreur, ces phénomènes sont soumis à des conditions qui sortent du cercle habituel de nos observations, il faut avant tout les connaître et s'y conformer si l'on veut obtenir des résultats. Il faut surtout ne pas perdre de vue ce principe essentiel, véritable clef de voûte de la science spirite, c'est que l'agent des phénomènes vulgaires est une force physique, matérielle qui peut être soumise aux lois du calcul, tandis que dans les phénomènes spirites, cet agent est constamment une intelligence qui a sa volonté propre et que nous ne pouvons soumettre à nos caprices.

Dans ces mains y avait-il de la chair, de la peau, des os, des ongles réels ? Évidemment non, ce n'était qu'une apparence, mais telle qu’elle produisait l'effet d'une réalité. Si un Esprit a le pouvoir de rendre une partie quelconque de son corps éthéré visible et palpable, il n y a pas déraison pour qu'il ne puisse en être de même des autres organes. Supposons donc qu'un Esprit étende cette apparence à toutes les parties du corps, nous croirons voir un être semblable à nous, agissant comme nous, tandis que ce ne sera qu'une vapeur momentanément solidifiée. La durée de cette apparence est soumise à des conditions qui nous sont inconnues ; elle dépend sans doute, de la volonté de l'Esprit qui peut la produire ou la faire cesser à son gré, mais dans certaines limites qu'il n'est pas toujours libre de franchir. Les Esprits interrogés à ce sujet, aussi bien que sur toutes les intermittences des manifestations quelconques, ont toujours dit qu'ils agissaient en vertu d'une permission supérieure. C’est ce qu'affirme également l'apparition au docteur Gilles Bodin : « Au contraire, les volontés supérieures qui me guident m'ont contraint de me présenter à vos yeux d'homme non superstitieux, à vos yeux de scientifique, et cela parce qu'il est nécessaire qu'un homme comme vous puisse constater des phénomènes inconnus ou plutôt mal connus ».

Si la durée de l'apparence corporelle est bornée pour certains Esprits, nous pouvons dire qu'en principe elle est variable et peut persister plus ou moins longtemps; qu'elle peut se produire en tout temps et à toute heure. Un Esprit, dont tout le corps serait aussi visible et palpable, aurait pour nous toutes les apparences d'un être humain, il pourrait causer avec nous, s'asseoir à notre foyer comme le premier venu, car pour nous ce serait un de nos pareils.

Nous sommes partis d'un fait patent, l'apparition des mains tangibles, pour arriver à une supposition qui en est la conséquence logique. Comme, pour s'entendre, il faut un nom à chaque chose, la Société parisienne des Etudes spirites les appelle agénères pour indiquer que leur origine n'est point le produit d'une génération. »

Dans les Annales de la Société dialectique de Londres, nous retrouvons le fait suivant : « Dans sa séance du 6 janvier 1869, la Société décida que pour étudier les phénomènes du spiritualisme moderne, un Comité composé de Magistrats, de pasteurs, de lettrés, de scientifiques, 33 membres actifs, serait nommé pour anéantir, par l'investigation et pour toujours, ces phénomènes spirites qui n’existaient pas.

Après dix-huit mois d'études suivies, ce comité présentait un rapport qui concluait en faveur du spiritisme : entre autres phénomènes, il citait ceux-ci : «...Apparitions de mains et de formes n'appartenant à aucun être humain, semblant vivantes par leur action et leur mobilité. Ces mains étaient quelquefois touchées et même saisies par les assistants, convaincus, par conséquent, qu'elles n'étaient point le résultat d'une illusion. »

Au Congrès spirite universel de Genève en 1913, M. Léon Denis, le remarquable écrivain et le disciple d'Allan Kardec, a montré l'identité absolue des apparitions du Christ avec les manifestations spirites connues de nos jours : C'est surtout dans le christianisme que l’identité absolue apparaît au point de vue des manifestations des apparitions du Christ après sa mort. On voit là tous les degrés de matérialisation tels que nous les observons aujourd’hui. Je prends seulement les deux cas les plus opposés. Lorsqu'il apparaît à Madeleine il dit : « Ne me touche pas. » Pourquoi ? Parce que c'est une forme subtile, vaporeuse, une forme quintessenciée, un commencement de matérialisation que le moindre contact ferait écrouler, dissoudre. Mais voyez un type de matérialisation complète, absolue. A Thomas, il dit : « Mets ta main dans ma plaie » Vous avez là une matérialisation absolue, définitive, aussi complète que celle d'un vivant. Vous avez donc là dans les apparitions du Christ, tous les degrés successifs que nous observons et que M. Delanne a si bien décrits dans ses ouvrages[2].

Dans son ouvrage Christianisme et Spiritisme, M. Léon Denis analyse encore plus longuement les apparitions du Christ : Jésus apparaît et disparaît instantanément. Il pénètre dans une maison, les portes fermées. A Emmaüs, il s'entretient avec deux de ses disciples qui ne le reconnaissent pas, puis s'évanouit tout à coup. Il est en possession de ce corps fluidique, éthéré, qui se retrouve en chacun de nous, de ce corps subtil, enveloppe inséparable de chaque âme, qu'un esprit élevé comme le sien sait diriger, modifier, condenser, dissocier à volonté. Et il le condense à tel point qu'il se rend visible et tangible pour les assistants[3].

Lors du dernier Congrès de l'Association britannique pour le Progrès de la Science, un peu avant la guerre, Sir Oliver Lodge avait prononcé un remarquable discours dont nous extrayons le passage suivant qui présente pour les spirites un intérêt considérable :

« Ou nous sommes des êtres immortels, ou nous ne le sommes pas. Nous pouvons ne pas connaître notre destinée, mais nous devons bien avoir une destinée quelconque. Ceux qui accumulent des dénégations ont autant de probabilités d'avoir tort que ceux qui avancent des affirmations faites en forme négative. Les hommes de science sont considérés comme des autorités et devraient prendre garde de ne pas entraîner l'humanité en erreur. La science peut être incapable de faire connaître la destinée humaine, mais elle ne devrait pas au moins l’obscurcir. Les choses sont telles qu'elles sont, que nous les apercevions ou non, et si nous faisons des assertions précipitées, la postérité le découvrira bien, si toutefois la postérité s'inquiète jamais de nous. Je suis parmi ceux qui pensent que les méthodes scientifiques ne sont pas aussi bornées dans leur but qu'on nous l’a appris, qu'elles peuvent être appliquées d'une manière beaucoup plus étendue et que le domaine psychique aussi peut-être étudié et réduit à des lois.

Faisons-en, en tous cas, la tentative, qu'on nous laisse le champ libre. Que ceux qui préfèrent les hypothèses matérialistes développent leur thèse par tous les moyens, aussi loin que cela leur est possible, mais voyons ce que nous pouvons faire dans le domaine psychique et voyons lequel des deux doit être le vainqueur. Nos méthodes sont en réalité les mêmes que les leurs, c'est le sujet d’études qui diffère. Il ne faudrait pas que les deux partis en viennent à se quereller pour cette tentative.

Pour rendre justice à moi-même et à mes collaborateurs, il me faut causer quelque ennui à mon auditoire actuel, non seulement en affirmant notre conviction que des faits considérés maintenant comme occultes peuvent être examinés et ordonnés par des méthodes scientifiques appliquées rigoureusement et avec persistance, mais aussi en allant plus loin et en disant, très brièvement d'ailleurs, que les phénomènes examinés ainsi m'ont convaincu que la mémoire et les affections ne sont pas limitées à cette combinaison avec la matière par laquelle seulement elles peuvent se manifester ici et maintenant et que la personnalité persiste au-delà de la mort corporelle.

Les preuves que nous avons recueillies tendent à mon avis, à nous montrer que l’intelligence désincarnée, en certaines conditions, peut communiquer avec nous du côté matériel, en venant ainsi indirectement à la portée de notre connaissance scientifique, et que nous pouvons espérer parvenir graduellement à atteindre quelque compréhension de la nature d'une existence plus étendue, peut-être éthérée et des conditions réglant les rapports à travers l'abîme. Un corps d'investigateurs sérieux vient de débarquer sur les côtes traîtresses, mais prometteuses, d'un nouveau continent. Les méthodes scientifiques ne sont pas la voie unique pour parvenir à la vérité bien qu'elles soient notre voie. »

Après des paroles si précises, ceux qui consentent à étudier les phénomènes du Spiritisme auront toujours raison de dire que le temps de la négation est réellement passé. Ils pourront proclamer que l'on peut, maintenant, avec l'appui de la science donner l'explication de certains phénomènes dont l'appellation peut différer selon les individus qui les constatent scientifiquement ou simplement empiriquement, mais qui procèdent des mêmes causes et restent, par conséquent démontrables, tôt ou tard, au moyen des méthodes scientifiques si chères aux purs matérialistes.

Les temps ne sont pas éloignés où la science trouvera la véritable formule susceptible de rallier tous les indécis.

Nous touchons, et cela n'est pas douteux, à une période d'activité religieuse intense, mais cette activité religieuse, à l'encontre de ce qui s’est passé jusqu'ici, aura besoin pour se développer de s'appuyer sur la Science qui cessera d’être intransigeante et dogmatique.

Unies comme deux soeurs, éternelles voyageuses au sein des mondes, dans l'Infini des espaces et l'Eternité des Temps, la Science et Croyance s'avanceront toujours plus fortes, toujours plus unies, vers l'Ultime Puissance et se prêteront constamment un mutuel et fraternel appui.

Et sur leurs traces lumineuses, les Humanités enfin conscientes de leurs destinées grandioses s'élanceront joyeuses à la conquête de la sagesse et de la science divines.

Beaucoup de personnes pensent que le Spiritisme est l'adversaire des religions et qu'il vient les combattre.

C'est une erreur, d'ailleurs soigneusement entretenue par les Ministres des différents cultes.

Les Églises, nous ne saurions trop le répéter, ont perdu tout contact avec l'Esprit de Vérité, mais il est utile de préciser devant elles le rôle exact du Spiritisme, parce que c'est soutenir une thèse dangereuse que de croire que le surnaturel est le fondement nécessaire de toute religion.

Allan Kardec, dans son livre : La Genèse, les Miracles et les Prédictions selon le Spiritisme, s'est expliqué lumineusement sur ce point :

« Ce n'est pas le surnaturel qui est nécessaire aux religions, mais bien le principe spirituel que l'on confond à tort avec le merveilleux et sans lequel il n'y a pas de religion possible

Le spiritisme considère les religions et en particulier la religion chrétienne d'un point plus élevé, il lui donne une base plus élevée que les miracles, ce sont les lois naturelles de Dieu qui régissent le principe spirituel comme le principe matériel, cette base défie le temps et la science, car le temps et la science viendront la sanctionner. »

Or, la science spirite apporte dès maintenant aux hommes la révélation parfaite de la loi d'évolution :

Elle nous fait connaître les conditions de vie des habitants de l’Au-delà. Elle nous fait connaître les lois qui président à leurs destinées ultra-terrestres : loi de conservation, en vertu de laquelle ils gardent tous les traits essentiels et caractéristiques de leur identité intellectuelle, sentimentale, morale, même physique, leur forme, leur caractère, leurs affections, leurs idées; loi d'action et de réaction en vertu de laquelle ils sont heureux ou malheureux dans la mesure du bien ou du mal qu'ils ont fait; et de la sorte de bien ou de mal qu'ils ont fait ; loi d'évolution, c'est-à-dire à la fois de progrès et de progression, en vertu de laquelle ils sont promis sûrement à des destinées de plus en plus élevées, sous la réserve qu'ils n'y accèdent que graduellement ; loi d'adaptation, en vertu de laquelle ils se transportent, ou plutôt sont attirés successivement vers les régions de l'espace ou les modes d'existence que leur assignent leurs mérites, leur corps fluidique dont la densité varie selon la qualité de l'âme qui l’anime, répondant automatiquement et nécessairement à l'appel des forces magnétiques du plan spirituel — et de celui-là seulement — qui correspond à sa substance[4].

La Science d'hier avait aidé, par ses lacunes et ses sophismes à tuer la Foi : la Science nouvelle mène au contraire l'homme à la Foi qu'elle a ressuscitée.

Un Institut métapsychique a été fondé à Paris, 89 avenue Niel. Dès maintenant son cadre est constitué, les ressources indispensables lui sont assurées et il vient d'être déclaré d'utilité publique.

Il comprendra des laboratoires pourvus de tous les instruments d'expérience et d'enregistrement ; des bibliothèques, une salle de lecture une salle de conférences, des archives.

Il publie un bulletin périodique, rendant compte de ses travaux propres et des travaux accomplis dans le monde entier, des événements métapsychiques, des publications et des revues.

Il dirigera ultérieurement des enquêtes partout où seront signalés des faits intéressants. Il organisera des conférences, des séances, de démonstration. Il sélectionnera et éduquera les sujet médiumniques et assurera, à ceux qui en auront été reconnus dignes, une existence exempte de soucis et leur permettant de se consacrer au développement de leurs si précieuses facultés.

Le phénomène de transfiguration dont le docteur Gilles Bodin a été le témoin est un phénomène assez rare, mais qui n'est point cependant exceptionnel.

Le phénomène de la transfiguration peut avoir lieu d'une manière matérielle, à tel point que dans les phases diverses qu'il présente l’appareil photographique pourrait en reproduire les images.

La transfiguration n'est qu'une modification d’apparence, un changement, une altération dans les traits, qui peut être produite par l’action de l'Esprit lui-même sur son enveloppe, ou par une influence extérieure. Le corps ne change jamais, mais par suite d'une contraction nerveuse, il subit des apparences diverses.

C'est en étudiant le périsprit et ses diverses modalités, que l’on se rendra compte comment le phénomène de transfiguration peut se produire, En effet, puisque le périsprit peut s'isoler du corps, qu'il peut devenir visible, que par son extrême subtilité il peut prendre diverses apparences au gré de l'Esprit, on concevra sans peine qu'il en soit ainsi dans une personne transfigurée, le corps restant le même, le périsprit seul change d'aspect et par suite de la fascination qui s'opère chez l'observateur, le corps réel est en quelque sorte voilé par le périsprit.

Le phénomène de transfiguration est d'ailleurs généralement de très courte durée.

Le docteur Gilles Bodin, dans ses notes, â donné une définition curieuse du développement de l'esprit et nous la transcrivons ici :

« L'esprit, à son origine de formation, essence spirituelle, — principe d'intelligence, — sort du tout universel. Ce que nous nommons tout universel est l'ensemble des fluides répandus dans l'espace, ces fluides sont la source de tout ce qui existe soit à l'état spirituel, soit à l'état fluidique, soit à l'état matériel.

L'esprit est, à son origine, comme essence spirituelle, formé de la quintessence de ces fluides.

La vie universelle est ainsi en germes éternels partout dans la Nature, par cette quintessence des fluides que Dieu amène par sa volonté seule pour les besoins de l'harmonie universelle de tous les mondes, de tous les règnes, de toutes les créatures, à l'état matériel ou à l'état fluidique.

A leur formation, les mondes primitifs sont composés de tous les principes constitutifs, dans l'ordre spirituel, matériel et fluidique, des divers règnes que les siècles doivent élaborer.

Le principe intelligent se développe en même temps que la matière, progresse avec elle, en passant de l'inertie à la vie. Dieu qui préside au commencement de toute chose, suit d’un oeil paternel les phases de chaque progrès et attire à lui tout ce qui a atteint la perfection.

Cette multitude de principes, qui sont latents, attendent, à l'état cataleptique que le Souverain maître, selon les lois naturelles, immuables, éternelles qu'il a établies, dans le milieu et sous l'influence des ambiants destinés à les faire éclore, leur donne une destination et les approprie au but qu'ils doivent remplir, selon ces lois.

Ils subissent alors, à travers les éternités, et sous la direction et la surveillance des esprits préposés, passivement, les transformations qui doivent les développer, en passant successivement par les règnes minéral, végétal et animal, et par les formes et espèces intermédiaires entre chacun de ces règnes.

Ils arrivent, en suivant une progression continue, à la période préparatoire à l'état d'esprit formé, c'est-à-dire à l'état intermédiaire entre l'incarnation animale et l'état spirituel conscient, puis en franchissant cette période transitoire, ils arrivent à l'état de créature en possession du libre arbitre, ayant une intelligence raisonnée, indépendante et responsable de ses actes, ils arrivent ainsi au faîte de l'intelligence, de la science et de la grandeur.

Mais, au cours de cette longue transformation, plus l'esprit est inférieur, plus les fluides du périsprit sont opaques et lourds ; dans la nature du périsprit, il en entre de plus ou moins purs suivant que l'esprit est plus ou moins élevé.

Parmi les esprits qui faiblissent, il y en a qui, dans le cours de leur développement et parfois presque à leur début, mésusent, avec obstination, de leur libre arbitre, sont obstinément orgueilleux, présomptueux, curieux, obstinément indociles et rebelles à leurs guides, se révoltent.

Ces esprits présomptueux et révoltés sont incarnés sur des mondes primitifs pour être domptés et progresser sous les étreintes de la chair.

L'esprit, revêtu de son périsprit, attire, comme l'aimant attire le fer, et sous la direction et la surveillance des esprits préposés les éléments destinés à former son enveloppe matérielle; c'est là encore le résultat d'une attraction magnétique prévue et réglée par les lois naturelles et immuables et qui en est une des applications.[5] »

Après la chute et avant l'incarnation, l'esprit a constitué son périsprit par ses tendances naturelles; les fluides qu'il s'est assimilé conservent leur influence ; pendant l'incarnation ces fluides changent de nature, suivant toujours les progrès ou les fautes de l'esprit; chaque incarnation qui amène une amélioration dans l'état moral amène également une amélioration dans les fluides qui constitue le périsprit.

Parmi les esprits qui faiblissent, il y en a qui ne faiblissent qu'après avoir été longtemps et pendant des siècles, dociles aux esprits chargés de les conduire et de les développer, et avoir suivi jusqu'à un degré plus ou moins avancé de développement moral et intellectuel, simplement et graduellement la vie qui leur était indiquée pour progresser ; ils sont incarnés sur des planètes plus ou moins inférieures, plus ou moins élevées, suivant le degré de culpabilité, pour y subir une incarnation plus ou moins matérielle, plus ou moins fluidique, dans les conditions appropriées et proportionnées à la faute commise et aux besoins de progrès en rapport avec l'élévation de l'esprit.

Dans l'immensité, dans l'infini et dans l'éternité, par une progression continue.

Dieu, de même qu'il a créé, crée et créera des essences spirituelles, des esprits, a créé, crée et créera des mondes pour servir aux incarnations appropriées aux esprits qui ont faibli, qui faiblissent et qui faibliront ; terres primitives, mondes matériels plus ou moins inférieurs, plus ou moins élevés, plus ou moins supérieurs les uns aux autres, de moins en moins matériels, de plus en plus fluidiques, jusqu'à ces planètes fluidiques les plus pures que l'on peut appeler les mondes célestes, divins et que peuvent seuls aborder les purs esprits.

Les esprits qui, dociles à leurs guides, suivent simplement et graduellement la marche qui leur est indiquée pour progresser, accomplissent cette marche graduelle dans la voie du progrès sur des sphères fluidiques successivement de plus en plus élevées où tout est en rapport avec les intelligences qui les habitent.

Restant dociles à leurs guides, ils s'élèvent ainsi, à travers les éternités, après avoir subi toutes les phases d'existences et d'épreuves nécessaires pour y parvenir, jusqu'à la perfection; alors l'influence de la matière sur eux est devenue nulle.

Pour atteindre cette perfection, ils doivent aussi, gouvernés par les esprits chargés de les conduire et de les développer, parcourir dans la mesure et selon la condition de leur élévation, mais toujours à l'état d'esprit, toutes les sphères des terres primitives, les mondes inférieurs et supérieurs à tous les degrés, et qui sont les innombrables séjours des esprits qui, ayant failli, subissent les incarnations et réincarnations successives, soit matérielles, soit de moins en moins matérielles, soit fluidiques et de plus en plus fluidiques, jusqu'à ce que l'influence de la matière étant devenue nulle sur eux, ils soient devenus de purs esprits.

Quand l'homme comprendra les liens qui l'unissent à tout ce qui est dans la création, son coeur s'adoucira, et il comprendra la nécessité d'user sans abuser.

Tout, dans cette grande unité de la création, existe, naît, vit, fonctionne et meurt et renaît pour l'harmonie universelle, selon les lois naturelles, immuables établies par Dieu de toute éternité. Il n'y a rien de spontané dans la Nature, car tout a son origine préparée ; l'homme ne peut saisir que les effets qui frappent ses sens, pour lui ce qui naît instantanément alors qu'il n'en prévoyait pas la possibilité, et une création spontanée, cependant il en existait les germes. Il n'y a de spontané aux yeux de l'homme que la matière ; l'intelligence ou plutôt le germe d'intelligence qui doit habiter la matière y est placé aussitôt que la matière peut la contenir, la vie se manifeste aux yeux de l'homme, instantanément, selon le milieu et les ambiants, sous la direction et la surveillance occultes des esprits préposés et d'après les lois naturelles.

Il n'y a rien de caché qui ne doive être découvert et rien d’ignorer qui ne doive être su. Dieu se charge d'aider ceux qui travaillent.

Le docteur Gilles Bodin a essayé, sur Mme de L..., hypnotisée, la régression de la mémoire et il semble avoir parfaitement réussi.

En ces dernières années, d'autres expérimentateurs ont pu obtenir, des résultats sinon absolument probants, du moins très curieux et qui paraissent prouver la possibilité de faire remonter, dans le sommeil hypnotique, une certaine partie des existences vécues par le sujet.

Toutefois il est nécessaire, sur ce point, de se tenir sur une prudente réserve. Il importe de développer ce genre d'expérimentation d'ailleurs difficile et de s'adresser à des expérimentateurs avisés. Nous pouvons cependant affirmer que certains sujets examinés par des personnalités du monde spirite, par des savants, ont présenté très nettement tous les caractères relevés par le docteur Gilles Bodin. Ils ont pu ainsi revivre, deux, trois ou quatre existences antérieures, dans leurs grandes lignes bien entendu, et donner des détails assez étendus pour donner toute l'apparence de la vérité à une telle manifestation.

Mais encore une fois, sur ce point, nous recommandons la prudence et des preuves plus nombreuses qui fixeront définitivement le processus et les règles à suivre pour mener à bien l'expérimentation.

Bien des fois au cours de la terrible guerre mondiale, nous avons pensé aux révélations du docteur Gilles Bodin, lorsque nos yeux contemplaient les villages dévastés par la mitraille et l'incendie, les maisons écroulées, les pierres noircies par le feu.

Et pourtant la Nature, patiente et féconde a déjà revivifié, ranimé toutes ces ruines. Les oiseaux les habitent et viennent y faire leurs nids, ils chantent sur ce qui reste des toits défoncés, les fleurs poussent entre les pierres accumulées sur le sol, l'herbe envahit peu à peu le terrain dénudé, une vie nouvelle se sourdre lentement des fouillis inextricables, un murmure paraît s'élever des ruines, tandis que le soleil radieux jette sa flamme d'or sur les pans de mur encore debout.

La vie coule partout, la Nature ne saurait arrêter le cours de sa constante procréation et devant les milliers de tombes, le penseur communie intimement avec les morts glorieux dont la dépouille charnelle, seule, est enfouie sous les coteaux verdoyants et ensoleillés, Il sait que la vie ne s'est pas arrêtée et que pour tous, sans exception, elle se continue dans la lumière, dans la joie. Dieu, le Dieu bon, miséricordieux, plein d'amour, récompense toutes ses créatures. Il n'est pas, il ne peut être, ce Dieu vengeur, plein de courroux que des hommes pleins de haine ont osé faire à leur image.

Arriérés, ignorants, longtemps encore vous serez peut-être les habitants des sphères inférieures, mais un jour la Vérité vous montrera la route magnifique qui conduit vers la Lumière.

Qu'on le veuille ou non, malgré les dogmes haineux des religions, les morts sont toujours des nôtres, le monde invisible et le monde visible ne sont pas deux mondes, mais un seul avec des modalités différentes de la Vie toujours intense Il appartient à la science spirite qui grandit, de proclamer bien haut l'étroite solidarité des vivants et des morts. Elle a désormais la charge sacrée de relever les courages défaillants, de stimuler les énergies bienfaisantes, d'éclairer les cerveaux, de préparer la véritable religion d'amour, celle du Christ, dénaturée par les violences et les haines et il faut que par ses précisions, elle arrive à voir ce qui passe nos espérances, en nous prouvant que Dieu n'est point un Dieu des morts, mais le Dieu suprême, éternel et majestueux des vivants.

TABLE DES MATIERES

PRÉFACE.. 2

AVANT-PROPOS. 4

PREMIÈRE PARTIE.. 6

CHAPITRE PREMIER.. 6

CHAPITRE II. 11

CHAPITRE III. 13

CHAPITRE IV.. 19

CHAPITRE V.. 22

CHAPITRE VI. 25

DEUXIÈME PARTIE.. 31

CHAPITRE VII. 31

CHAPITRE VIII. 35

CHAPITRE IX.. 40

CHAPITRE X.. 46

CHAPITRE XI. 50

CHAPITRE XII. 54

CHAPITRE XIII. 60

CHAPITRE XIV.. 64

APPENDICE.. 66


[1] Jésus de Nazareth, par Albert Béville, 2e volume, texte de la p. 407

[2] Extrait du compte rendu du Deuxième Congrès spirite universel, 1913, page 49.

[3] Léon Denis. Christianisme et Spiritisme, page 75. Le même auteur donne également dans ce livre l'opinion des Pères de l'Eglise sur le périsprit ou corps subtil. Cette opinion concorde rigoureusement avec la théorie donnée par le spiritisme moderne.

[4] Henri Brun, La Foi Nouvelle. Paul Leymarie, Editeur Paris.

[5] La théorie émise par le docteur Gilles Bodin est exactement semblable à la théorie donnée par Henri Brun, loc. cit.

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